A dark, dark man : Corruption généralisée

Nous avions découvert le cinéma du Kazakh Adilkhan Yerzhanov en 2018, à l’occasion de la sortie en France de La tendre indifférence du monde. Sélectionné à Cannes dans la section Un certain regard, cela a jeté un coup de projecteur sur ce jeune metteur en scène qui avait déjà quelques films à son actif, mais qui depuis ce coup d’éclat, s’est imposé comme un nom à suivre sur l’échiquier du cinéma d’auteur mondial (il a d’ailleurs déjà finalisé un film depuis celui dont nous parlons ici, sélectionné cette année-même à Venise). Les chanceux parisiens avaient pu, en plus de la découverte de ce sublime film, rattraper sa filmographie à L’étrange Festival, l’occasion de déceler tous les éléments constitutifs de son cinéma, formant déjà une œuvre à nulle autre pareille, même si ce début de carrière se plaçait, aux dires de ceux ayant pu les voir, plus clairement dans une ambiance surréaliste. La première référence qui venait à l’esprit, même s’il faut toujours faire attention à ne pas trop se complaire dans les comparaisons hâtives, était bien sûr le cinéma du grand Takeshi Kitano, dont le stoïcisme et l’aspect burlesque ont clairement infusé dans l’esprit du cinéaste qui nous intéresse ici, sans pour autant que ce tribut payé à un metteur en scène qu’il admire à l’évidence ne se révèle trop envahissant, car nul doute que Adilkhan Yerzhanov a son univers propre, et une exigence formelle que l’on peut déjà reconnaître, au bout de deux films distribués en France.

A dark, dark man, donc, se situe dans les steppes kazakhes, et nous y faisons la connaissance d’un jeune flic ayant déjà bien assimilé les règles de la corruption locale, cherchant avant tout à se faire une place sans trop interférer dans les affaires clairement illégales de ses collègues. Jusqu’au jour où il est chargé d’étouffer une enquête sur un énième meurtre de petit garçon, mais se retrouve obligé de collaborer avec une journaliste envoyée de la ville, déterminée à mettre son nez là où les puissants du patelin n’ont pas intérêt à ce que l’on vienne fouiner. Ses certitudes vont donc progressivement voler en éclats face à ce qui se présente clairement comme une affaire sordide, du fait d’un tueur en série bien protégé de par son statut social …

Nous allons nous arrêter là, car toute la puissance du scénario consiste justement à lentement mais sûrement nous faire partager la progressive prise de conscience de ce personnage qui n’est pas fondamentalement mauvais, mais se retrouve partagé entre une envie sans doute sincère de bien faire son travail, mais également le besoin de ne pas se faire mal voir par des collègues et politiques gangrenant tout. L’arrivée de cette journaliste extérieure symbolisera la justice et la civilisation face à des personnages ayant évolué depuis toujours en vase clos, éloignés de la ville, et agissant donc encore plus que n’importe où dans la plus grande impunité.

Bien sûr, la corruption généralisée évoquée par le film pourrait être appliquée à n’importe quel endroit du monde, et on le constate toujours un peu plus chaque jour, cependant les personnages du film sont dans leur propre monde et pensent donc obéir à leurs propres règles, comme si le fait d’évoluer dans ce coin du monde ayant quand même l’air objectivement chiant comme la pluie, les disculpait de toute obligation morale. Ils n’ont donc aucun scrupule à éliminer des personnes choisies selon leur bon vouloir pour endosser le rôle de coupables, ici un handicapé mental que nous découvrons dès la première scène, jouant dans les champs avec sa famille. Innocent sous sa forme la plus pure, il sera pourtant, de par sa faiblesse psychologique, le coupable idéal, et tout l’enjeu du film sera donc pour le policier et la journaliste, de mettre les pieds dans le plat et éviter que celui-ci soit retrouvé « suicidé », méthode visiblement courante dans le patelin, et mission justement attribuée au policier.

Un propos clair, limpide, qui on le répète, n’est bien entendu pas spécifique au Kazakhstan, loin s’en faut, mais qui, du fait de la provenance exotique pour nous du film, ainsi que de ce style étonnant, contemplatif et décalé, finit par acquérir une force supplémentaire et insoupçonnée. Pourtant, rien d’extraordinaire ne se passe à priori sur l’écran, du moins pour qui ne serait pas capable de réellement regarder. Car autant le dire de suite, le style du metteur en scène n’est pas du genre agité, et il faut être prêt à se plonger dans des plans que l’on dira posés, souvent statiques, mais à l’intérieur desquels la disposition des personnages, ainsi que la pureté de la photographie, aux ciels si immenses qu’ils semblent envahir tout le cadre, donnent un tout qui atteint une certaine forme de perfection esthétique qui comble le regard. Et à la limite, on pourrait carrément s’en contenter, tant la maîtrise formelle, dans un scope magistral, se suffit en elle-même.

Mais les éternels détracteurs d’un cinéma uniquement dédié à la forme, au détriment d’une intrigue solide, pourront néanmoins focaliser leur attention sur une histoire qui ne cherche pas la complexité factice, allant d’un point A à un point Z sans jamais nous perdre, partagée entre ses élans contemplatifs, et l’avancée implacable de cette intrigue se terminant dans une violence cathartique et attestant définitivement de cette sensation d’absurdité ambiante, tant les personnages finissent par ressembler à des bouffons se prenant pour ce qu’ils ne sont pas, au point de rendre cette tuerie dérisoire et presque burlesque. Encore une manière de rapprocher le tout du cinéma de Kitano, même si les explosions de violence chez ce dernier sont beaucoup plus radicales.

Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que vous recommander chaleureusement ce film que l’on pourrait dire dépaysant, et il l’est assurément, mais évitant les écueils généralement attribués à ce cinéma trop exotique, se reposant essentiellement sur ses paysages et son côté ethnologique en oubliant de raconter quelque chose de réellement excitant. Si le terme excitant n’est sans doute pas le plus approprié pour décrire ce film, il s’agit cependant de cinéma pur, tout autant reposant que divertissant à sa manière, qu’il est impératif, si l’on s’y intéresse, de voir sur grand écran, tant la forme s’avère étincelante.

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