Je veux juste en finir : De l’art de rendre palpables des angoisses indicibles

Il n’y a pas si longtemps de ça, la vie cinéphile était plutôt simple. Il y avait d’un côté les auteurs célébrés dont chaque nouveau film était attendu comme une promesse de vrai cinéma, de l’autre les blockbusters conçus pour cartonner, et à l’autre bout du spectre, les films sortant en DTV, identifiés comme, au mieux, séries B de luxe, au pire nanars de troisième zone. On pouvait estimer que ces considérations ne faisaient qu’artificiellement alimenter les guerres de chapelles entre cinéphilie noble ou pop corn, toujours est-il que l’on avait de quoi s’y retrouver, quel que soit notre camp et notre vision du cinéma. Oui mais ça, c’était avant. Avant que le modèle de distribution tel qu’il était envisagé depuis toujours, où tout roulait pour le mieux dans le meilleur des mondes, ne se voit totalement chamboulé par l’arrivée d’une plateforme que l’on ne présente plus, n’ayant rien trouvé de mieux pour se faire connaître que de mettre le grappin sur de grands noms du cinéma mondial pour s’acheter une légitimité. Le but ici n’est pas de critiquer cet état de fait, vu que le film dont il est question ici appartient au catalogue de cette plateforme commençant par un N, mais on peut tout de même se désoler que le succès fou rencontré par ces derniers n’ait fait que fragiliser encore un peu plus un modèle qui fonctionnait très bien (au moins en France), et permettait de savourer comme il se doit des œuvres exigeantes dans les conditions pour lesquelles elles avaient été conçues.

En 2016 (autant dire la préhistoire), sortait donc dans les salles Anomalisa, très étrange film d’animation en stop motion, récit kafkaïen et existentiel où l’auteur se permettait même la folie d’une longue scène de sexe fort troublante dans ce contexte. Cet auteur fou, c’était Charlie Kaufman, qui avant de se lancer dans la mise en scène, était surtout ce scénariste hype, reconnu pour les scénarios frappadingues de Dans la peau de John Malkovich ou Adaptation, mis en scène par son ami Spike Jonze. Les deux font partie de cette génération d’artistes célébrés pour leurs univers bricolés et psychanalytiques, desquels on peut aussi faire ressortir Michel Gondry, dont Eternal sunshine of the spotless mind a été en partie scénarisé par ce même Charlie Kaufman. Ouf ! Tout ça pour en arriver, donc, à ce nouveau film tant attendu, dont la bande annonce ne manquait pas d’intriguer, et qui se retrouve donc chez Netflix, refuge pour artistes aux univers trop personnels pour trouver encore une place dans le système moribond des studios de cinéma.

Avant toute chose, il faut savoir que ce film appartient à cette catégorie d’œuvres difficilement étiquetables, dont on pourrait dire de manière un peu primaire, qu’elles nécessitent un abandon total de la part du spectateur. Loin de mâcher le travail, travaillant une narration dont le principe semble être la dilatation du temps, Charlie Kaufman fait donc tout le contraire de ce qu’un certain public attendrait, à savoir tout livrer clés en mains, de manière à ne pas perdre qui que ce soit en cours de route. Le récit débute donc sur une scène de trajet en voiture, après une courte introduction nous faisant immédiatement adopter le point de vue de sa protagoniste par qui passera l’identification (ou non, c’est selon) du spectateur, à savoir cette jeune femme (prénommée comme telle au générique), se rendant avec son petit ami Jake, chez les parents de ce dernier, dans un trou paumé. Une situation de départ à priori banale, nous faisant déjà imaginer dans notre esprit dans quel type de film nous pourrions être tombés, sauf que le travail sur l’écoulement du temps, nous fait immédiatement pénétrer dans une quatrième dimension dont nous ne pourrons plus nous échapper, à moins d’y être hermétiques, auquel cas le film risque de nous perdre dès les vingt premières minutes. Nous faisant partager les pensées de cette jeune femme, dont les monologues intérieurs sont sans cesse interrompus par son compagnon, ne la laissant pas s’évader, le scénariste / réalisateur nous fait immédiatement ressentir, par cette rigueur du montage interdisant toute échappée, l’état d’esprit dans lequel se trouve son personnage, qui ne laisse rien paraître mais dont la dépression se révèle palpable par le spectateur, témoin privilégié de ses pensées les plus torturées.

Jake, quant à lui, se révèle un brave gars voulant bien faire, s’intéressant sincèrement au ressenti de sa compagne, à l’écoute comme le dit cette dernière en son for intérieur, mais ne voyant pas le malaise ambiant. Notre statut d’observateurs privilégiés et, dans le même temps, intrusifs, nous permet cela, ce qui rend la situation rapidement dérangeante, tout autant qu’hypnotique. Car au fil de la scène, alors que le temps s’écoule, on finit par perdre immédiatement toute notion de temps, et par se persuader que tout le film se passera dans cet habitacle. Et après tout, pourquoi pas ? Sauf qu’au terme de ces 22 minutes (on a vérifié) fascinantes et anxiogènes, changement de cap, nous voilà donc chez les parents de Jake, ce qui fait prendre au film une autre direction, tout en restant dans cette même optique rythmique …

Nous n’allons évidemment pas détailler le film dans ses moindres détails, déjà car il serait dommage de ne pas se laisser surprendre par les bifurcations déroutantes prises par le récit, ensuite parce qu’il nous serait de toute manière difficile de tout ressortir en une seule vision, tant la densité générale nous donne envie de le revoir aussitôt ! Travaillant donc sur la notion de temps, à la fois du point de vue purement cinématographique, dans cette notion de temps réel, qui aurait sans doute parlé au célèbre théoricien du cinéma André Bazin, et dans sa dimension existentielle, à travers des théories de physique quantique, explorées dans un certain Tenet de Christopher Nolan. Manière habile et un brin de mauvaise foi, concédons-le, de redire à quel point ce dernier, sous couvert de respecter l’intelligence du public, ne se sert de cet argument que pour démontrer sa supposée supériorité intellectuelle, à travers un style qui plus est terriblement tapageur. Rien de tel ici, au contraire un dénuement total de la mise en scène, réduisant le décor et les mouvements de caméra à l’essentiel, et, sans jouer au plus malin, nous invitant réellement à ressentir plus qu’à intellectualiser. Même rempli de dialogues, qu’ils soient du fait des pensées intimes de la jeune femme, ou réellement incarnés par les autres protagonistes, le film reste purement sensoriel, terme beaucoup employé, comme pour se dédouaner de certaines obligations narratives, mais prenant ici tout son sens.

Pour qui ne sera pas réceptif à ce rythme alangui, comme en suspension permanente, le voyage sera difficile, pour ne pas dire impossible à partager. Pour ceux qui au contraire adhéreront à cette vision du cinéma intransigeante ne prenant jamais par la main, l’expérience sera du genre inoubliable … et vertigineuse. Car loin de se contenter de son emballage troublant et fascinant, le metteur en scène a aussi beaucoup de choses à faire partager, et là, pour peu que l’on soit de nature angoissée, on pourra y mettre un bagage intime qui rendra l’expérience encore plus fournie, tout autant que malaisante. Car plongeant ses deux personnages principaux dans un dédale aux allures de puits sans fond, explorant les notions de regrets, confrontant ces derniers à ce qui pourrait être leur vie future, basculant dans une twilight zone aux multiples chausse trappes, il confronte également chaque spectateur à son propre vécu, et à ses propres interrogations quant à certains choix de vie à effectuer à un moment ou à un autre. Ne cherchant pas pour autant à faire la morale, il nous oblige simplement à accepter nos angoisses, cette impression (justifiée) de n’être qu’un grain de poussière dans l’existence, dont il est du coup permis de s’interroger sur le sens profond de tout ça. Une angoisse métaphysique et existentielle qui est celle de chaque être humain depuis l’aube de l’Humanité, explorée ici sous un angle fantasmagorique et fortement étrange.

C’est un véritable trip formel évoquant forcément l’univers d’un David Lynch, que ce soit par des choix esthétiques ou plus simplement narratifs, avec ces plans dont on ne comprend pas immédiatement le sens, d’un vieux Monsieur passant le balai dans un couloir de lycée, ou encore ces scènes attendues comme des fulgurances d’épouvante travesties en scènes de danses, où l’on repense forcément à l’introduction du chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvre que constitue le pharaonique Mulholland Drive !

Néanmoins, malgré ces instants où la mémoire cinéphile aimera jouer au jeu des comparaisons, il ne faut pas voir ici de quelconques emprunts trop voyants, juste la preuve que Charlie Kaufman, pour transmettre ses profondes angoisses philosophiques, aura tout simplement utilisé les outils à sa disposition de la plus belle manière possible, se servant de la grammaire cinématographique pour faire vivre au (télé)spectateur une expérience à nulle autre pareille. On pourra donc se plaindre longuement sur l’impossibilité à découvrir le film en salles, car nul doute que l’effet en aurait été encore décuplé. Toujours est-il que le film, en l’état, constitue déjà un sacré morceau (de cinéma, quoi qu’on en dise), malmenant la concurrence avec une aisance qui est celle des plus grands. Interprété par un casting de choix, entre Jesse Plemons à la diction monocorde finissant par le rendre franchement louche, les parents campés par les incontournables Toni Collette et David Thewlis, marionnettes grimaçantes à la fois grotesques et angoissantes, et bien sûr Jessie Buckley, dont nous avions déjà pu apercevoir la rousse chevelure dans le trouble Jersey Affair ou encore dans le chouette Wild Rose, faisant parfaitement passer la perte de repères de son personnage, tout en essayant de ne rien laisser paraître, tout est donc là pour nous faire vivre un moment particulier et inoubliable.

Rempli d’idées de montage provoquant un véritable vertige, avec ces scènes semblant se dérouler en temps réel soudain parasitées par des ellipses à l’issue desquelles on a cette impression tenace et perturbante qu’il s’est passé toute une vie en un instant, métaphorique, mais pas si inabordable que ce que certains voudront bien faire croire, le résultat est un petit miracle scénaristique, nous donnant envie de lire le bouquin dont est tiré le film. Car en dépit de ses réflexions semblant à l’évidence sorties telles quelles de sa base, le talent qu’aura eu Charlie Kaufman pour transmettre le tout de manière cinématographique rend difficile à imaginer ce que cela pourrait donner en littérature. En l’état, même si c’est un peu malheureux à dire, pour tout amoureux de la salle qui se respecte, et même s’il reste encore quelques mois pour cette drôle d’année, lorsque viendra l’heure des bilans, ce film sera à n’en pas douter très bien placé dans les tops de fin d’année.

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