It Must Be Heaven : Lost In Transaction

Auréolé de la mention spéciale du jury au Festival de Cannes 2019 le dernier long métrage de Elia Suleiman – produit par Wild Bunch et distribué par Le Pacte – est disponible en VOD depuis le 4 avril 2020… Film composite, étonnant à plus d’un titre, It must be Heaven est avant tout un film de Elia par et pour Suleiman, celui d’un personnage indissociable de l’acteur et réalisateur qui le représente in situ. En jouant et dirigeant son propre rôle d’homme du cinéma, Elia Suleiman – réputé pour ses positions très tranchées sur la cause palestinienne – y interroge sa place dans l’univers du Septième Art et en tant que « citoyen du monde », déclinant son dernier film dans le ludisme burlesque d’une cinquantaine de saynètes parfois interchangeables, parfois ad hoc dans leur placement narratif. Sur près d’un centaine de minutes, Suleiman y montre sa figure d’étranger errant de place en place, de pays en pays, de déconvenue en déconvenue, visiblement en quête d’une nouvelle idée de long-métrage aux tenants et aboutissants très incertains.

Film sur le homesickness et sur comment trouver sa place dans le monde, It Must Be Heaven suggère, dès son intitulé, l’idée d’une utopie, d’un lieu à trouver et à intégrer coûte que coûte ; partant de l’idée magnifique qu’un film palestinien et/ou réalisé par un palestinien est avant tout un film de cinéma, celui-là joue en permanence de ses identités multiples, montrant Elia Suleiman comme une figure pince-sans-rire proche de l’oiseau-juge, retournant les clichés propres aux pays qu’il traverse contre eux-mêmes. Taiseux, sorte de contempteur et de témoin désabusé, le cinéaste y joue la figure de l’intellectuel de passage, croisement de JLG et de Woody Allen, évoquant aussi le clown triste en perdition. Ainsi le réalisateur considérera la vanité et la petitesse des français entre une séquence façon clip publicitaire présentant une succession de mannequins parisiens beaux, mais froids, et celle d’un petit groupe de policiers mesurant avec mesquinerie les dimensions d’une terrasse de café ; il cultivera par la suite l’idée reçue que les taxi driver new-yorkais sont d’éternels yes man, montrant un chauffeur tellement reconnaissant d’avoir un client palestinien qu’il appellera sa femme dans la foulée pour le lui annoncer, et pour finir par offrir sa course au principal intéressé…

Évoquant la structure narrative de certains Jim Jarmusch (on pense beaucoup à Night on Earth, parfois à Limits of Control…) et la fantaisie purement dramatique des films de Claire Denis (la présence de Grégoire Colin – acteur-fétiche de la réalisatrice – dans une scène hallucinée de duel métropolitain est de ce point de vue significative…) It Must Be Heaven se nourrit également des grands heures du slapstick, convoquant à notre imaginaire les expérimentations de Jacques Tati et l’humour revêche du cinéma de Luc Moullet (on songe notamment à son beau court-métrage Essai d’ouverture). Manquant parfois d’homogénéité dans sa construction, ce film en forme d’exercice de style assume néanmoins son caractère disparate, métissé et même polyglotte, invitant dans le même mouvement d’antipathie bafouée à scruter chaque sketch sous le signe du second degré.

Certains partis-pris de mise en scène ont – de ce point de vue – de quoi agacer le spectateur le plus exigeant : forme sèche, plans trop « encadrés » et pas assez cadrés (plusieurs font penser à des chiasmes visuels, symétrie rendant le regard austère et pénible à subir, au corps défendant de l’humour du cinéaste ). Par ailleurs, l’utilisation particulière du format Scope s’avère subtile et plutôt pertinente, évitant le caractère tant redouté de film « carte postale » et/ou touristique ; en outre It Must Be Heaven parvient à séduire par son authenticité, sa couleur et sa personnalité : en bon film apatride, il repose sur l’idée magnifique qu’un inadapté, qu’un non-assimilé semble souvent arrogant aux yeux des autochtones (du fait de son silence et de son regard interrogateur ) captant en revanche les stigmates d’une époque (monocycles motorisés, aspect lounge des bars et des cafés parisiens…).

Étonnant enfin de constater la présence du producteur Vincent Maraval dans son propre rôle au cœur du métrage (Serge Catoire et Edouard Weil – partenaires de la maison Wild Bunch – sont du reste également et logiquement crédités au générique). En l’exemple, Elia Suleiman n’hésite pas à ne pas épargner ses propres producteurs, réfutant le lieu commun consistant à affirmer qu’un artiste palestinien se devrait de s’opposer avec manichéisme à la cause israélienne : ici nul clivage concernant le conflit israélo-palestinien, passage obligé du cahier des charges et des attentes du producteur frileux joué, incarné par Maraval himself. Cette séquence quasi-centrale témoigne pourtant d’une terrible réalité : celle qu’un film palestinien ne peut qu’être produit par un pays alternatif (La France, les États-Unis, le Canada…) tout en représentant ses racines culturelles comme étant littéralement malades, en totale crise identitaire. Tel est le divorce existentiel et lucide de It Must Be Heaven.

Rien de moins qu’un dernier long-métrage à la fois malicieux et courageux, pas toujours étranger à la suffisance ni à la finauderie, mais se bonifiant au sortir du visionnage. Sans travail, sans famille et sans patrie, Elia Suleiman part au front des origines du Monde et des siennes, livrant une fable loufoque, à moitié fière, humble à moitié : c’est à voir !

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