Swallow : rencontre avec le réalisateur Carlo Mirabella-Davis

Rares sont les premiers films à afficher une maîtrise de chaque côté, sur le plan formel comme sur le plan scénaristique. On y trouve souvent des scories, de légers déséquilibres çà et là et parfois une envie d’en faire trop. Rien de tout ça dans Swallow, premier long-métrage du réalisateur Carlo Mirabella-Davis, relatant l’histoire de Hunter, une jeune femme enceinte s’ennuyant ferme dans sa vie conjugale étouffante et développant le trouble du Pica, se caractérisant par l’ingestion d’objets dangereux. Une façon pour elle d’exister et de s’affirmer au sein d’un monde oppressant et diablement patriarcale. Ce superbe portrait, débordant de tendresse et d’ironie, se double d’un sens du cadre implacable et permet à l’actrice Haley Bennett de briller dans son premier rôle principal. Tant de raisons qui font de Swallow (justement récompensé d’un prix spécial à Deauville l’année dernière) un film fascinant. Autant dire que lorsque l’opportunité de rencontrer Carlo Mirabella-Davis s’est profilée, nous avons sauté sur l’occasion.

D’où vous vient l’idée de Swallow ?

Le film est en partie inspiré par ma grand-mère, qui était une ménagère dans les années 50, très malheureuse dans son mariage. Elle avait fini par développer tout un tas de petits rituels par jour, elle se lavait les mains de façon si compulsive et systématique qu’elle usait 4 savons par jour et 12 bouteilles d’alcool à 90° par semaine. Je pense qu’à travers tout ça, elle recherchait avant tout de l’ordre à mettre dans une vie où elle se sentait impuissante. Au bout du compte, sur les conseils des médecins, mon grand-père l’a envoyé dans un asile où elle a été traitée par électrochocs et même lobotomisée. Cette opération lui a fait perdre le goût et l’odorat et j’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose d’extrêmement punitif dans tout ça, qu’elle était punie parce qu’elle ne correspondait pas aux critères de la société qui attendait d’une épouse et d’une mère autre chose. Swallow vient en partie de là mais se laver les mains n’est pas très cinématographique. Je me suis alors souvenu avoir vu une photo de l’estomac de quelqu’un qui avait le trouble du Pica et ça m’a tout de suite fasciné car tout ce qui avait été récupéré dans cet estomac ressemblait un peu à une fouille archéologique. Mais qu’est-ce qui avait pu pousser cette personne à avaler ces objets précis ? Est-ce que ça correspondait à une sorte de rituel ? C’est de là que le film vient.

C’est un film au sujet très sérieux mais il comporte pas mal d’humour. Comment avez-vous travaillé cet équilibre un peu délicat ? C’était quelque chose de présent dès le début ?

Dès l’écriture du scénario, il y avait une légère couche d’humour noir mais c’est vraiment une fois que nous sommes rentrés en production que ça s’est imposé. La productrice Carole Baraton m’avait d’ailleurs demandé si le film allait comporter plus d’humour noir. J’ai alors réalisé que l’humour, bien dosé, ferait passer la pilule au spectateur car c’est vrai que c’est un sujet très sérieux, peut-être un peu lourd et je craignais que sans humour, le spectateur ne puisse s’identifier à Hunter. L’humour permet également de mieux supporter les scènes dérangeantes du film, je suis content d’avoir pu développer ça. Car l’humour est quelque chose qui nous permet de survivre et ce à travers les circonstances les plus pénibles. Grâce à ça, le spectateur peut vivre une large palette d’émotions durant le film et mieux profiter de l’expérience. Je veux que le film les accompagne et ce même après la projection.

Vous avez réussi votre pari, c’est un film que l’on porte pendant longtemps en nous et bien après la projection. C’est étonnant d’ailleurs qu’un premier film soit aussi maîtrisé…

C’est merveilleux à entendre. Je suis assez attaché à l’idée d’un cinéma maîtrisé, presque jusqu’à l’obsession. En cela, j’admire énormément le travail de Stanley Kubrick, l’un de mes réalisateurs préférés. Il avait un niveau si exigeant, chaque détail du film compte… C’est vraiment un but à atteindre pour moi, c’est un modèle. Ce qui m’intéresse énormément, c’est de me servir de la mise en scène pour mettre en avant, de façon subtile, le sous-texte d’une scène. J’adore me servir d’un gros plan ou au contraire d’un plan général pour souligner le sens caché d’une séquence.

Vous parlez de Kubrick, on retrouve justement dans Swallow un certain sens de la symétrie et une exigence du cadre qui n’en sont pas éloignés.

Je dois saluer le travail de ma chef-opératrice Katelin Arizmendi, elle a un génie visuel indéniable et on a travaillé ensemble pendant longtemps sur le système qu’on a mis en place pour Swallow. Sur le film, on s’est fixés des règles très strictes, des plans à faire, à ne pas faire. Il s’agissait de faire évoluer logiquement le récit de façon formelle. C’est ainsi qu’au début de Swallow, les plans sont droits, fixes, symétriques et larges, pour mettre en évidence le contrôle qu’exerce Hunter sur le monde qui l’entoure. Et à certains moments-clés du scénario, on brise ces règles pour mettre en avant une émotion. J’adore cette idée de se restreindre pendant un temps pour ensuite utiliser de façon précise tel ou tel plan, comme un gros plan par exemple. Ça rend les choses à l’écran tout de suite plus puissantes. Au fur et à mesure du film, qu’on a d’ailleurs tourné dans l’ordre pour nous faciliter les choses, la caméra se fait plus fluide pour mieux coller à l’état d’esprit de Hunter.

Le décor de la maison y est également pour beaucoup dans la réussite du film, il permet immédiatement de capter l’intériorité d’Hunter.

Dès l’écriture du scénario, je voulais que l’environnement d’Hunter soit quelque chose de très ordonné. Même si le Pica est un trouble extrêmement dangereux, c’est aussi le catalyseur de sa rébellion contre le système patriarcal dans lequel elle se trouve. Toute sa belle-famille l’utilise simplement comme le vaisseau d’une transmission, elle est là pour enfanter et donner un héritier à son mari. Pour retrouver le contrôle sur son propre corps, elle développe le trouble du Pica. Pour que cette rébellion puisse arriver, je voulais vraiment que l’on sente la rigidité de sa situation, de son enfermement dans cette prison de verre. Il était donc logique que le monde qui l’entoure reflète cet esprit. Ce n’est pas pour rien que Hunter décore la maison. Son mari le lui a demandé et elle a fait une école d’art. La maison devient donc une représentation de son état psychologique. Tout ça c’était évidemment couché sur le papier mais c’est là où faire des films est vraiment formidable, c’est qu’une fois que l’on rentre en préparation, on rencontre un tas de gens créatifs prêts à nous aider à porter le film. C’est grâce à Katelin Arizmendi que le film a cette exigence du cadre et c’est aussi grâce à Erin Magill, la chef décoratrice qu’il a cette esthétique. Erin m’a beaucoup aidé à travailler sur une palette de couleurs précise. Encore quelque chose que j’ai pris d’un maître, Hitchcock en l’occurrence qui savait comme personne utiliser certaines couleurs comme le rouge, le vert ou le jaune. C’est à Erin que l’on doit cette couleur rouge si présente dans Swallow et c’est aussi elle qui a eu l’idée de faire en sorte que tous les objets de la maison ressemblent à des objets que Hunter voudrait avaler s’ils étaient plus petits. Si vous regardez de plus près les accessoires du film, ils ressemblent à tous les petits objets qu’Hunter avalent. J’ai aussi beaucoup travaillé avec la chef costumière Liene Dobraja pour construire à Hunter une garde-robe en accord avec le récit. Au début, Hunter porte des couleurs vives mais plus elle décore la maison et plus la maison devient vive, plus Hunter porte des vêtements ternes. Pareil pour les coiffures de Hunter qui sont de plus en plus relâchées au fil du film. C’est sur tous ces petits éléments que nous avons travaillé en équipe et qui permettent de faire exister le scénario.

En parlant de travail d’équipe, impossible de ne pas mentionner Haley Bennett qui est tout à fait incroyable dans le rôle d’Hunter. Comment l’avez-vous choisie et à quel point s’est-elle impliquée dans le rôle ?

J’ai eu beaucoup de chance qu’elle accepte le rôle, c’est une artiste incroyable et une collaboratrice formidable. Je l’avais vue dans La fille du train et j’avais vraiment envie de la voir porter un film sur ses épaules. Elle n’avait jamais eu de rôle principal avant et je sentais qu’elle était largement capable de le faire, il suffisait de lui en donner l’opportunité. Dès que je lui ai parlé du film, elle a tout de suite été emballée et surtout elle l’a compris. C’est aussi pour ça qu’elle est productrice exécutive de Swallow, elle a vraiment donné beaucoup de son temps pour le film, à parler du personnage jusque dans les moindres détails. Elle a beaucoup apporté au film. Hunter porte plusieurs masques au sein de Swallow et pour illustrer ces différentes apparences, Haley a su très vite les cerner et elle ne le fait jamais de façon appuyée, elle peut tout vous faire comprendre simplement en touchant ses cheveux ou en clignant des yeux. Le premier jour de tournage, elle est arrivée et m’a dit qu’elle allait prendre une voix particulière pour Hunter. Ce n’est pas vraiment sa voix dans le film, elle l’a travaillée pour mieux correspondre au personnage. C’est une artiste méticuleuse, je ne pouvais rêver mieux pour donner vie à Hunter.

Vous aviez une équipe de tournage composée de beaucoup de femmes et Swallow dresse un portrait à charge du patriarcat, on peut dire sans se tromper que c’est un film féministe ?

Absolument ! Et je suis d’ailleurs ravi qu’autant de femmes talentueuses aient accepté, en un sens, de raconter l’histoire de ma grand-mère et de lui donner vie. J’ai été élevé dans une famille féministe, c’est quelque chose que j’ai toujours connu. Je dois aussi dire que lorsque j’étais dans la vingtaine, je me suis identifié comme une femme, j’avais changé de nom et je portais des vêtements féminins. C’est une période merveilleuse de ma vie et c’est aussi très formateur car si l’on est élevé en tant qu’homme, on ne réalise pas combien le sexisme est ancré dans la société et combien le problème est systémique. Rien que de marcher dans la rue en tant que femme est une expérience totalement différente. Et c’est triste de constater qu’en dépit de merveilleuses nouvelles voies qui s’élèvent, on a quand même un incroyable misogyne à la Maison Blanche et ça fait revenir cette espèce de vieille garde patriarcale. L’autre fois à la télévision, un type de droite disait qu’on n’avait plus besoin du féminisme car le sexisme n’existait plus. Ça m’a tellement énervé ! On est arrivés à ce point où les hommes, les puissants n’ont pas peur de clamer ça. C’est aussi pour cette raison que Swallow a un côté un peu intemporel et très années 50, c’est une façon de dire que cette décennie là et ses façons sexistes de penser sont toujours là.

Sans spoiler quoi que ce soit, je trouve que la scène finale du film est une franche réussite, cette confrontation entre Haley Bennett et Denis O’Hare était pourtant dangereuse sur le papier mais vous lui apportez une émotion inattendue, pouvez-vous nous en dire un peu ?

Je pense sincèrement que le climax d’un film est sa partie la plus importante. Vous ne pouvez pas vous louper dessus, c’est le moment le plus important de la vie de votre personnage. Dans la plupart des films, et notamment dans Swallow, les personnages mentent. Ils mentent aux autres, ils se mentent à eux-mêmes et il y a seulement un moment dans le récit, une réplique où ils disent la vérité. Pour moi, c’est le climax parfait. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Swallow, aidé par deux formidables comédiens. Ce que vous voyez dans le film, c’est la première prise de Haley, elle a tout de suite été parfaite. Ça nous a aidé de tourner Swallow dans l’ordre chronologique pour ça. Une fois arrivée sur le plateau, toute la tension émotionnelle était déjà là.

Swallow a reçu un bel accueil critique et a notamment été récompensé d’un prix spécial au festival de Deauville, qu’est-ce que cela vous a fait ?

Cela m’a beaucoup touché. Sachant que Catherine Deneuve était la présidente du Jury, simplement savoir qu’elle a vu mon film alors que c’est une de mes actrices préférées, je pourrai mourir maintenant sans aucuns regrets ! (rires) Surtout que c’est une de mes influences pour le personnage d’Hunter qui découle vraiment de certains personnages que Catherine Deneuve a pu jouer par le passé.

A propos d’influence, vous avez cité Kubrick, Hitchcock et maintenant Catherine Deneuve, y a-t-il d’autres films qui vous ont marqué ?

Une femme sous influence évidemment, Jeanne Dielman de Chantal Akerman. Suspiria de Dario Argento pour la palette de couleurs et bien évidemment Brian De Palma aussi.

C’est là où l’on voit la force de votre film, les influences sont nombreuses mais jamais écrasantes, elles n’empêchent jamais le récit de se développer de façon autonome et personnelle.

Ça me touche beaucoup. Pour moi c’est ça la clé du travail d’un réalisateur. Un bon film doit être personnel, il doit venir du cœur. Un film parle avant tout d’émotions, l’idée c’est de parler de quelque chose que tout le monde peut ressentir ou même aider à mettre le doigt sur un sentiment en particulier. C’est mon but en tant que cinéaste.

Vous avez des projets pour la suite ?

Oui j’écris actuellement un film d’horreur surnaturel et féministe. Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment mais je suis vraiment ravi de pouvoir continuer à faire des films. Il y a une vraie renaissance du genre horrifique en ce moment avec Jordan Peele notamment et j’espère sincèrement pouvoir en faire partie.

Propos recueillis à Paris le 16 décembre 2019. Un grand merci à Carlo Mirabella-Davis et à Sophie Bataille.

Crédit Photo : Olivier Vigerie

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*