Le Poison : Boire et déboires le temps d’un week-end

Rimini Editions continue d’étoffer sa collection Billy Wilder qui s’étend décidément de plus en plus et qui, on l’espère, continuera comme ça tant c’est toujours un plaisir vivace de redécouvrir en haute définition les films de ce cinéaste truculent dont certains étaient à redécouvrir d’urgence tels Embrasse-moi, idiot ou Un, deux, trois. Sorti dans un master de haut vol le 1er octobre dernier, c’est cette fois-ci au tour de son film Le Poison d’avoir les honneurs d’une édition impeccable.

Et autant dire qu’on apprécie l’initiative de Rimini puisque Le Poison est un autre grand film de Wilder, coincé entre les deux chefs-d’œuvre du réalisateur des années 40 que sont Assurance sur la mort et Boulevard du Crépuscule. Le Poison est pourtant à voir impérativement, ne serait-ce que pour son audace permanente. En effet, quand il est tourné en 1945, c’est la première fois qu’Hollywood aborde l’alcoolisme comme une véritable addiction et maladie rongeant les êtres. Au fil du film, le personnage principal, Don Birnam, écrivain en panne d’inspiration et alcoolique notoire entretenu financièrement par son frère, n’aura de cesse de s’avilir aux actions les plus basses pour parvenir à obtenir l’alcool tant désiré. Malin (il achète toujours deux bouteilles à planquer, une pour que son frère la trouve et soit rassuré, une pour qu’il puisse boire en toute tranquillité), capable de cacher une bouteille n’importe où, il n’hésite pas à mentir, à voler, à quasiment se prostituer pour pouvoir s’acheter une bouteille d’alcool (la moins chère, il le dit lui-même, il ne fait pas de chichis sur la qualité).

Tout le film, se déroulant en un week-end (mais agrémenté de quelques flash-backs dont un irrésistible où Birnam est pris d’une soif incontrôlable en assistant à un opéra) voit ainsi le personnage principal sombrer peu à peu, atteignant des sommets de pathétique quand il tente de dérober l’argent d’une femme dans un bar ou quand il en embrasse une autre qui l’aime beaucoup simplement pour lui soutirer cinq dollars. Cette décrépitude atteindra des sommets lors d’une crise de delirium tremens au caractère horrifique inédit chez Wilder et qui verra, assez rare pour l’époque, un filet de sang s’écouler le long d’un mur. Avec un regard toujours aussi vivace, Wilder, aidé par son complice Charles Brackett, ne nous épargne rien de la condition de ce personnage alcoolique prêt à toutes les bassesses mais parvient néanmoins à le rendre attachant car Birnam a une conscience aigüe de sa condition et de ses faiblesses comme il l’étale au barman de l’établissement qu’il fréquente régulièrement.

Birnam, interprété par un Ray Milland qui n’a peut-être jamais été aussi inspiré (et qui sera récompensé du Prix d’interprétation masculine à Cannes ainsi que de l’Oscar du Meilleur Acteur de même que le film qui cumulera Palme d’Or et Oscars du Meilleur Film, Meilleur Réalisateur et Meilleur Scénario) est un personnage wilderien dans toute sa splendeur, animé par une obsession qui ne lui vaut rien de bon mais dont il ne peut se détacher. Milland l’incarne avec une telle ferveur que lors du tournage en extérieur effectué sans autorisation, les passants le prenaient vraiment pour un alcoolique ! Ce n’est d’ailleurs pas la seule histoire savoureuse autour du film qui, de par son sujet, fit l’objet de pressions de la part de l’industrie de l’alcool afin qu’il ne sorte pas. Le gangster Frank Costello proposa même à Paramount 5 millions de dollars pour brûler les négatifs du film. Interrogé sur cette pression exercée avant la sortie du film, Wilder plaisantera en disant : ‘’Si c’est à moi qu’on avait proposé 5 millions, j’aurai brûlé les négatifs moi-même !’’

De fait, le regard que porte le film sur l’alcoolisme n’a pas vieilli d’un pouce. On pourra toujours reprocher à la fin de tomber légèrement dans les clous de la morale, pourtant rare chez Wilder, mais aujourd’hui encore, Le Poison reste l’un des films les plus pertinents jamais réalisés sur l’alcoolisme, les effets de la boisson n’ayant guère évolué au fil des ans. Au-delà de cette audace scénaristique, Wilder n’a pas volé son Oscar de Meilleur Réalisateur pour le film. Visiblement encore sous l’influence du film noir (il a tourné Assurance sur la mort juste avant), il lui en donne tous les atours. Le sujet est différent mais pas l’éclairage contrasté ni la fatalité qui s’en dégage ni la construction en flash-backs. Wilder donne ainsi au film un éclairage tout à fait différent tout en ayant l’intelligence de nous raconter cette histoire alors que Birnam est déjà un alcoolique notoire. Il n’y aura absolument aucune explication à son addiction et il n’y aura absolument aucune garantie qu’il s’en sorte à l’issue du film. Une telle audace, à la fois thématique et formelle, achève de faire du film un grand classique à (re)découvrir d’urgence, permettant de mesurer une fois de plus le talent d’un cinéaste à la palette infiniment plus riche que ce qu’on veut bien le penser…

1 Rétrolien / Ping

  1. La Valse de l'Empereur : récréation autrichienne -

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*