Cuban Network: Rencontre avec Olivier Assayas, réalisateur du film

La présentation du nouveau long-métrage d’Olivier Assayas, Cuban Network, en clôture du 45e Festival du cinéma Américain de Deauville, nous a permis de rencontrer le réalisateur qui se remet à peine de la sortie internationale triomphante de Doubles Vies avec Juliette Binoche et Guillaume Canet. 
Avec Cuban Network, c’est un projet plus ambitieux qu’il nous propose à l’image de Carlos, dont il retrouve Edgar Ramirez en rôle principal. Un casting essentiellement latin, des stars en l’occurrence, à savoir Penélope Cruz, Wagner Moura et Gaël Garcia Bernal.
Installés dans le jardin calme de l’hôtel Normandy de Deauville, nous passons l’heure agréable du déjeuner avec l’un des plus intéressants réalisateurs français à la filmographie singulière et énigmatique.

Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter cette surprenante histoire d’espionnage du début des années 90 ? Prolongement in fine de la Guerre Froide ?

Cela faisait quelques années que je souhaitais faire un film dans la continuité de mon travail effectué sur Carlos. Le projet était démesuré, une aventure excitante, stimulante, mais dure. J’ai eu besoin d’un certain temps pour revenir sur ce terrain-là. Puis le temps passant, j’avais un désir fort de retravailler avec Edgar Ramirez. On était restés en contact, il m’envoyait régulièrement des projets pour avoir mon avis et attiser mon envie de travailler de nouveau avec lui. Les scénarios ne me correspondaient pas. Mais quand j’ai rencontré le producteur brésilien du film, Rodrigo Texeira, qui m’a présenté l’un des multiples livres revenant sur cette histoire, j’ai trouvé un sujet qui, tout d’abord, me permettait de retrouver cette ambiance de la guerre froide, passerelle évidente des modalités des guerres modernes. Nous sommes toujours dans le prototype de guerres à base de propagandes, de manipulations, d’espionnages et de terrorismes qui se sont mis en place pendant la Guerre Froide, de plus, appliquées à une situation qui n’a pas changé depuis cette époque. C’est assez troublant de faire un film sur cette période de 1996/1997 en 2019 et s’apercevoir que rien n’a changé depuis dans la politique locale. Cuba est toujours fermé de la même manière, et de la même manière il y a toujours une opposition politique radicale anti-castriste en Floride. Il y avait le désir de faire un film traitant de la politique d’aujourd’hui à travers des personnages qui m’ont passionné. Il y a des personnages riches, complexes, pris dans la tragédie de l’histoire moderne. 

Gaël Garcia Bernal – Cuban Network

Justement, les personnages sont beaucoup mis en évidence par rapport à l’histoire, c’était une volonté dès le début ?

Si je devais résumer le film, ce serait l’histoire d’un couple qui se défait et d’un couple qui se reconstitue. Les passions du mari détruisent le mariage et l’abnégation de la femme le recompose dans un contexte des passions historiques avec une toile de fond qui me permet de donner une certaine ampleur à cette histoire intime.

Vous vous plaisez d’ailleurs à manipuler le spectateur avec les personnages dans la première partie du film. Le spectateur s’identifie au départ à Penélope Cruz...

D’être du point de vue de Penélope Cruz m’intéressait particulièrement. Quand elle a le sentiment d’avoir été trompée, le spectateur partage son point de vue. Je trouvais que cela donnait de l’empathie au personnage. Il y a un côté ludique, à savoir se faire duper par des espions de la même manière que les organisations cubaines se font duper par des espions, et tout d’un coup on retourne les cartes. On pensait être au cœur de l’histoire de deux réfugiés cubains qui cherchaient à reconstruire leurs vies à Miami avec l’un d’une façon plus brutale, plus cynique, et le second de façon plus modeste. En réalité, ils sont liés l’un à l’autre, mais aussi liés à tout un réseau. Leurs destins ne sont pas simplement individuels, mais appartiennent à l’histoire contemporaine.

Et dans ce jeu de manipulations, on pense beaucoup au travail de John LeCarré.

Oui exactement avec La Taupe, Comme un Collégien, Les Gens de Smiley qui sont les grands romans de la Guerre Froide. John LeCarré est le grand romancier qui avait tout compris au fonctionnement de la Guerre Froide dont il a tiré un sujet de fiction passionnant. Quand l’on veut parler de ce sujet, on s’y rattache forcément. J’avais trouvé l’adaptation de La Taupe un peu trop froide à l’époque. Je trouvais que cela manquait d’humanité. Mais il y a une version pour la BBC avec Alec Guiness en 1979 qui est beaucoup plus passionnante et forte.

Justement ce sont les personnages qui motivent la narration, mais il y a énormément de ramifications politiques complexes dans le film. Comment on cale tout cela en 2h10 ?

C’est un enfer ! (rire) J’ai passé mon temps à simplifier. Les embrouilles entre organisations anti-castristes à Miami noyautées par le FBI et autres plus mafieuses impliquées dans le trafic de drogues, les rivalités entre eux, que certains acteurs du milieu passent d’un camp à l’autre, c’est un enfer… J’ai passé mon temps à faire des diagrammes pour comprendre, puis j’ai tout réduit à l’essentiel. Et encore, je trouve qu’il y a certaines incohérences que j’aimerais bien gommer.

Au regard de votre filmographie dans une période plus récente, il y a un drame formidable sur une actrice, un récit fantastique sur une jeune femme perdue et Doubles Vies qui est une comédie romantique allenienne, qu’est-ce qui vous anime dans tous ses projets ? 

Ce qui m’anime, c’est de ne pas refaire indéfiniment les mêmes films. Il y a des cinéastes qui font le même film toute leur vie avec différentes nuances dans un certain microcosme où il trouve toute la richesse de l’humanité. Je les admire beaucoup, car c’est magnifique.
Mais pour ma part, pour trouver un challenge, m’amuser un tant soit peu, je dois me mettre en danger, faire des choses que je n’ai jamais faites et que je ne sais pas faire, qui me permettent de faire un pas en avant, de découvrir de nouvelles choses. Ce n’est pas que je fais un film contre le précédent, mais je le fais ailleurs que le précédent. Mais il doit y avoir sans doute des fils qui se constituent malgré moi dans ma filmographie, comme Carlos dont j’ai mis dix ans pour faire la continuation. De la même manière que quand je réalise Doubles Vies, je me dis que c’est les personnages de Fin Août, Début Septembre 20 ans plus tard. C’est vrai qu’il y a des moments où j’ai envie de faire des films où il y a des combats aériens et des scènes d’action. Puis parfois j’ai envie de revenir à une veine plus intime qui a à voir avec l’observation du monde, de ma vie. 

Vous avez donc mis dix ans entre Carlos et Cuban Network, on sent que la période vous intéresse. Est-ce que dans 20 ans vous allez replonger  ? Y-a-t-il une trilogie envisageable ?

Quand je dis avoir mis 10 ans à me remettre de Carlos, c’est parce que ce sont des films complexes à monter, à produire. Carlos est un projet miraculeux, Canal+ a tout payé en me donnant une carte blanche sur un personnage négatif dans un canevas aussi vaste en laissant la liberté de tourner en anglais au Liban. La production du film fut une expérience humaine, mais aussi une épreuve. Ce fut très dur à faire. Cuban Network a été très difficile à financer. C’est un film cher à financer, moins ce que peut laisser augurer l’ambition du film à l’écran, mais néanmoins cher, avec un casting prestigieux, mais pas vendeur sur tous les territoires. Qui plus est parlant essentiellement espagnol…Je veux dire que Cuban Network est un film complexe à produire à Hollywood. Nous n’avons pas Brad Pitt, même si Penélope Cruz est superbe et prestigieuse. Il y a peu de noms d’acteurs/actrices qui facilitent une production comme garantie. L’autre point est que l’on parle d’un sujet sensible, dans le même schéma que Carlos. Hollywood n’aurait jamais produit un tel film. Le sujet est trop brûlant malgré le fait que les affaires remontent à 30 ans, elles continuent à créer tensions, polémiques, difficultés aux États-Unis. Je n’ai aucun projet à aller montrer le film en Floride aujourd’hui (rire)

Edgar Ramirez – Cuban Network

Cuban Network est un film ambitieux et imposant. Il sort très rapidement après Doubles Vies. Comment s’est déroulée la production ?

Doubles Vies est sortie très tard. Le film était prêt fin mai/début juin (2018), mais le distributeur a décidé de la sortie en janvier (2019). Donc du coup, voilà la raison de mon absence lors de la promotion du film. J’étais en tournage à Cuba. Heureusement que le casting était disponible et que le film repose essentiellement sur eux, ça a facilité la promotion du film. Mais j’avais fait quelques Skype et j’étais revenu deux jours pour des obligations.
J’aurais souhaité décaler un peu la production de Cuban Network dans le temps, mais j’étais pris aussi dans l’emploi du temps compliqué des acteurs. Nous avons dû alors nous organiser au mieux pour une année de folie entre le tournage de Cuban Network et la sortie de Doubles Vies. Surtout que ce dernier a eu un certain succès à l’international entraînant forcément pas mal de presse et promotions diverses un peu partout. Il y a certains territoires où il n’est pas encore sorti. Doubles Vies va sortir en Angleterre dans deux mois, il sort au Japon dans trois mois. L’aventure n’est même pas encore finie pour celui-ci que j’enchaîne avec Cuban Network dont le montage a été fini trois jours avant Venise. Je me suis donc précipité dans le circuit infernal des Festivals pour montrer le film, alors que Doubles Vies continue son parcours et je dois le promouvoir encore. C’est assez incroyable comme expérience. 

J’aimerais revenir sur votre travail. Vous avez une filmographie vaste et variée, Alexandre en a parlé ci-dessus, mais comment votre travail s’organise en tant que metteur en scène, personnellement, en passant de Sils Maria à Personal Shopper puis à Doubles Vies et ensuite Cuban Network. Ce n’est pas le même travail… 

C’est cela qui m’excite. Doubles Vies est un film plus compliqué à tourner que Cuban Network. Parce que cela tient à l’étape de l’écriture. Quand j’écris Doubles Vies, cela tient à une série de dialogues hyper longs avec relativement peu de séquences. C’est le principe que je m’étais fixé. Je ne fais pas de scènes de transition ni de séquences courtes. Je ne fais que des longues séquences comme une série de dialogues. Mais filmer cela en arrivant à le renouveler, ne pas être répétitif, avoir un certain rythme, une vitesse adéquate, c’est super compliqué. À chaque séquence, je me fustigeais d’avoir écrit cela (rire). Quand je fais Cuban Network, il y a des aspects plus techniques. J’ai la possibilité d’utiliser des drones, des hélicoptères pour tourner certaines séquences, des scènes d’actions que je vais pouvoir faire comme-ci/comme-ça. Chaque jour est un peu différent où il y a une matière visuelle qui est beaucoup plus riche, donc beaucoup plus inspirante. Quand je fais Doubles Vies, la matière visuelle n’est pas très inspirante. En générale, c’est 3-4 personnes dans un appartement, j’ai déjà beaucoup fait cela et je m’angoisse à savoir renouveler l’exercice. Ce ne sont que des ajustements techniques savants, tandis qu’il y a toujours un côté ludique à tourner des mecs avec des mitraillettes ou des scènes avec des acteurs un peu sexy. Je me suis, par exemple, éclaté à tourner avec Ana De Armas qui apporte une charge érotique puissante. 

À l’époque de Carlos, la sortie du film avait eu un certain retentissement notamment en France. Un coup de projecteurs avait été remis sur les tragiques faits divers et actes terroristes du personnage dans les années 70/80. Comment voyez-vous la sortie de Cuban Network ? 

Les passions sont depuis retombées sur le cas de Carlos. Les polémiques sont archaïques aujourd’hui, car on sait presque tout de ce vil mercenaire.
Sur la situation cubaine, les questions politiques continuent d’être brûlantes, d’agiter la sphère politique internationale. Il y a une certaine partie des spectateurs qui va découvrir cette histoire traitée de façon véridique et objective que possible. Mais je pense aussi qu’entre Cuba et la Floride, il va y avoir des réactions à cette matière de manière épidermique. C’est des questions qui continuent à être brûlantes.
Lors du tournage, les Cubains se sont beaucoup méfiés de nous. Ils nous ont laissés travailler tranquillement, mais avec une grande méfiance. Et de l’autre côté, les anti-cubains ne nous appréciaient pas beaucoup non plus. Nous ne nous sommes pas fait beaucoup d’amis pendant la production du film. (rire)

Propos recueillis par Mathieu Le berre et Alexandre Coudray.
Remerciements particuliers à Monica Donati pour la possibilité de cet entretien.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*