Euphoria : Génération perdue ?

Si les récits consacrés à ce passage de l’existence riche en hautes turbulences qu’est l’adolescence sont depuis longtemps une valeur sûre du cinéma, particulièrement Américain, ils connaissent depuis quelques années un regain de forme, mais cette fois-ci de la part de la télévision. Là où les films récents du genre ne parvenaient plus à se renouveler, pour la majorité de banals mélodrames visant une clientèle avant tout féminine (sans chercher à faire dans les clichés sexistes) du type Nos étoiles contraires, la télévision a quant à elle su faire preuve d’audace en s’adressant aux jeunes de façon plus générale, et sans les prendre de haut, à travers des séries franches du collier n’éludant aucun sujet sensible. On pense forcément à la géniale Sex education, qui a débarqué en début d’année sur Netflix, se transformant rapidement en mini phénomène de société, tout simplement en ayant compris que les téléspectateurs adolescents n’étaient pas de petites choses fragiles que l’on devait à tout prix préserver des choses sensibles de la vie. En parlant de manière crue mais non vulgaire de toutes les préoccupations des jeunes, sans cynisme déplacé, et avec une sensibilité n’empêchant pas un humour ravageur, les créateurs et scénaristes de la dite série ont frappé un grand coup, semblant avoir mis le doigt sur ce qu’il manquait au genre depuis maintenant pas mal d’années.

La série qui nous intéresse aujourd’hui, si elle parle également de problématiques à priori ciblées, ne boxe pas pour autant dans la même catégorie. Non qu’elle lui soit inférieure en qualité, simplement le ton adopté n’est pas le même, et par ses écarts de conduite assez osés, même dans le cadre de la télévision câblée contemporaine, il est évident qu’elle n’est peut-être pas aussi facile d’accès, nécessitant, avant de s’y lancer, d’être disposé à son magma de noirceur finissant par nous plonger dans une déprime presque insondable, de par son constat plutôt désenchanté d’une certaine jeunesse moderne, et c’est bien le minimum qu’on puisse dire afin de mettre en garde ses futurs spectateurs. Le programme sera noir, n’éludera aucun sujet sensible, et ce en étant le plu cru possible, non par une quelconque complaisance, mais tout simplement parce qu’il s’agit d’être le plus honnête possible par rapport à ses personnages et ce qu’ils vivent.

Créée par Sam Levinson (fils de Barry, et déjà auteur du remarqué et remarquable Assassination nation l’année dernière), d’après une mini série israélienne du même titre (créée par Ron Leshem, Daphna Levin et Tmira Yardeni, diffusée en Israël entre 2012 et 2013), cette relecture U.S. est donc développée par celui-ci, et il en sera le producteur délégué aux côtés des producteurs de la série originale, tout en écrivant la totalité des épisodes. Mais de quoi parle donc cette fameuse série ? Mosaïque de destins croisés, elle va tout de même nous attacher particulièrement au personnage central de Rue Bennett, interprétée par Zendaya, icône des jeunes, révélée par des productions Disney Channel, et récemment girlfriend de Spidey dans les deux derniers films de la franchise. Cette dernière est donc le personnage principal, sortant tout juste d’une cure de désintoxication, qui le jour de la rentrée, va faire la connaissance de Jules, adolescente transexuelle avec qui elle va nouer une amitié fusionnelle. Evoluant dans un milieu où les jeunes n’ont pas de tabous, tous plus ou moins névrosés, bouffés par le monde moderne empêchant d’avoir une vie privée, où la moindre différence de mode de vie éclate à la face du monde, où les relations amoureuses, ou plus généralement d’amitié, sont forcément toxiques, avec évidemment les réseaux sociaux en gangrène moderne par lesquels passent tous les excès, elle doit se faire une place parmi tout ça en assumant de son côté un mal être qui la ronge depuis son enfance.

Cette jeunesse désœuvrée, Levinson ne cherche pas à l’accabler plus que de raison, cherchant plutôt à observer, avec une profonde désolation, à quel point dans le monde qui est le nôtre, toute relation saine semble quasi exclue de par le rôle social que chacun doit jouer, tout en essayant d’être soi-même, ce qui entraîne forcément frustrations et excès en tous genres, plus ou moins graves. Le monde décrit ici est pourri par la bonne morale ou une éducation étouffante empêchant les adolescents de se construire normalement, où la culpabilisation extrême concernant la sexualité entraîne des comportements forcément malsains, car quoi que puissent en dire les adultes, le sexe est la préoccupation principale de la jeunesse, et ce depuis la nuit des temps, c’est quelque chose de naturel à la base, mais qui, à force de discours plus ou moins moralisateurs, a fini par devenir un tabou, plus ou moins présent selon les milieux, jusqu’à fabriquer des jeunes ne sachant plus comment se construire et calquant leurs comportements à partir de ce qu’ils peuvent, d’où problèmes dans certains cas.

La pornographie est omniprésente dans la vie des ados au centre de la série, consommée sur Internet, et donnant une image faussée de la sexualité. Les garçons, même ceux qui ne pensent pas à mal, reproduisent instinctivement ce qu’ils ont pu voir dans les diverses vidéos pululant sur Internet, car après tout, si les performeuses qu’ils voient à longueur de temps semblent aimer ça, pourquoi il n’en serait pas de même de toutes les filles ? Une image du sexe violent où la femme objectifiée ne sert qu’au plaisir de l’homme, sans que ces derniers ne cherchent à comprendre le désir féminin. Forcément, c’est parfois inconfortable lorsqu’il s’agit de représenter ce genre de situation à l’écran, mais il faut bien comprendre qu’ici, le but n’est pas de choquer bêtement, mais bien de faire une sorte d’état des lieux d’une certaine jeunesse, qui ne correspond pas forcément à la jeunesse dans son ensemble. C’est peut-être là que certains pointeront les limites du show, dans cette propension à aller chercher les sujets semblant de prime abord les plus tendancieux, en un melting pot laissant penser qu’il n’y a aucune possibilité de passer une adolescence « normale », sans excès de tout genre. Selon nous, cela n’empêche nullement le tout d’être sacrément percutant et de faire preuve d’une inquiétude que l’on ne pourra à aucun moment remettre en cause, tant la sincérité semble évidente, sorte de sonnette d’alarme, afin de peut-être provoquer des discussions, ou en tout cas de débloquer des tabous.

Tous les thèmes possibles et imaginables y passent donc, drogue, sexe, dépression, ce qui peut sembler indigeste sur le papier mais s’avère sur l’écran très impactant, voir perturbant lorsque le scénario s’attarde sur le mal-être du personnage principal, bipolaire dont les accès de dépression donnent lieu à un épisode magnifique mais remuant. Car il n’élude rien de ce problème dont on ne parle peut-être pas assez, à tort, explicitant tout au long de l’épisode les effets de cette maladie. Cette impossibilité à bouger de son lit, cette paralysie du cerveau, la difficulté à se rappeler des bons moments, ne restant à l’esprit que les mauvaises choses de la vie, et cette impression pétrifiante et désespérante que rien ne pourra plus jamais aller. Un monologue intérieur de la part de Zendaya, qui nous bouleverse et nous interpelle. Si cela pouvait servir à rendre cela moins tabou, et à libérer la parole d’adolescents touchés par cette maladie, cela serait la preuve que ce type de programme est utile, au-delà de son statut de divertissement destiné à captiver son audience. Et à ce niveau, on peut dire que c’est également très réussi.

Doté d’un sens de la narration déjà bien éprouvé sur son film Assassination nation, sur un tempo très dynamique, avec une mise en images de prime abord clinquante, évoquant les vidéo clips MTV des 90’s, cela permet d’interpeller plus facilement sa cible, tout en faisant preuve d’une réelle créativité formelle, à travers des plans « impossibles », évidemment trafiqués numériquement, mais qui font tout de même leur effet. Chaque épisode débute sur la voix off de Zendaya, commentant la vie défilant en accéléré d’un protagoniste pendant à peu près cinq minutes. L’écriture est d’une pertinence rare, les mots sont justes, le rythme adéquat, et cette astuce particulièrement maline permet de voir chaque personnage comme les autres ne les voient pas forcément, ces derniers renvoyant forcément une image publique travaillée afin de se protéger. C’est ainsi que le script très dense permet de donner la place qu’ils méritent à chacun, ayant tous leur histoire ainsi que des raisons d’être tourmentés. Même le salopard de l’histoire, fils du personnage campé par Eric Dane (ce dernier est d’ailleurs loin de son image de bellâtre due à Grey’s anatomy), commettant un certain nombre d’actes indéfendables, finit par en devenir presque touchant lors d’une scène de grande tension avec son père.

Si le constat est clairement préoccupant et ne donne pas lieu à une franche joie de vivre, il est essentiel, et même si l’on pourra trouver l’écriture parfois démonstrative, elle est adaptée au style général, et pose les bonnes questions, tout en ne méprisant jamais le moindre de ses personnages, ce qui est bien la moindre des choses mais n’est pas forcément une évidence pour tous les scénaristes, ayant parfois tendance à juger ces derniers. Heureusement, ce n’est jamais le cas ici, ce qui nous permet en conséquence de s’attacher à  chacun d’entre eux, et de vouloir les retrouver dans une prochaine saison inévitable, étant donné le dernier épisode laissant pas mal de choses en suspens. Espérons tout simplement que son créateur ne fasse pas dans la surenchère et tienne le cap d’une chronique passant d’un personnage à l’autre avec fluidité, n’en laissant aucun de côté et qui sera parvenu tout au long de ces huit épisodes à aborder un certain nombre de thématiques sans impression de trop plein. Ce qui est déjà une énorme source de satisfaction en soi.

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