Un Berger et 2 Perchés à l’Elysée : Rencontre avec Philippe Lespinasse

Pour suivre la sortie en DVD le 4 juin dernier du documentaire sur Jean Lassalle, Un Berger et 2 perchés à l’Elysée, nous avons eu la chance d’être reçus par Philippe Lespinasse, l’un des réalisateurs du film, autour d’un café. Personne très loquace et passionnée, le cinéaste nous explique tout le processus de création du documentaire mais aussi de la découverte de l’homme politique. Très engagé politiquement, on sent une grande ferveur dans ses combats idéologiques à travers le compte-rendu de l’entrevue que nous vous livrons ici.

Qu’est-ce que cette rencontre avec Jean Lassalle vous a apporté d’un point de vue humain ? Est-ce que vous le connaissiez avant ?

Non, nous ne le connaissions pas. C’est lui qui a appelé Pierre Carles, après avoir vu des films qu’il avait réalisé, par l’entremise de son fils. Il lui avait conseillé de regarder sa filmographie, elle pouvait l’intéresser et Lassalle s’est reconnu dans le traitement médiatique dépeint dedans, en l’occurrence ce qu’on réservait à un homme politique d’Amérique du sud, Rafael Correa, en visite en France. Lassalle a appelé Pierre et l’a invité chez lui, dans sa maison de Lourdios-Ichère, pour lui dire qu’il envisageait de se lancer dans l’élection présidentielle. Pierre s’est ensuite proposé de l’accompagner. Se faisant, quelques jours plus tard, il me propose de se joindre à lui. C’est comme ça que l’affaire s’est décidée. C’était à peu près un an avant l’élection présidentielle. Jamais nous n’imaginions que le film deviendrait ce qu’il est devenu, et qu’on passerait par tous ces obstacles, ces turpitudes, ces creux, ces bosses, toutes ces aventures plus ou moins rocambolesques. Mais c’est la magie du cinéma documentaire que d’être capable d’embrasser tout ce qu’il advient de l’ordre de l’inattendu, de l’impréparé, du saugrenu, du sauvage. Tout ce qui vient perturber les dispositifs fait notre miel. Nous sommes capables de tout embrasser. Je viens du cinéma, je suis grand reporter, reporter de guerre donc je suis capable de travailler en terrain hostile et de réagir rapidement. J’ai aussi fait des films animaliers donc j’ai eu l’impression de filmer un grand fauve avec des réactions inattendues. Pierre lui-même vient de la critique des médias, et en particulier les médias dominants, qui sont, pour lui aussi, un terrain hostile. À cet égard, la politique en France est un territoire où les coups volent bas. Nous avons donc adaptés nos réflexes élémentaires de survie, que l’on a développés par ailleurs dans le film sur Jean Lassalle. On n’était pas complètement désorientés lorsqu’on a commencé le film. Ce qu’on voit chez Jean Lassalle, c’est un profond humanisme, une insurrection humaniste, un sentiment profond que les injustices du monde ne sont pas une fatalité mais qu’elles sont une construction méthodique. Le sentiment que le capitalisme débridé est à l’œuvre de manœuvres partout dans le monde est une forme nouvelle de totalitarisme. Le fait que ce capitalisme, ce système, s’emploie à nous couper en permanence de nos racines quelles qu’elles soient, de nos savoir-faire anciens, du bricolage, de la réparation, de la connaissance, de la provenance de ce qu’on ingère, de ce qu’on boit, ou de ce qui nous revêt, de tous les éléments qui constituent nos maisons. Le fait de ne pas savoir d’où proviennent tout ça fait que l’on se comporte de plus en plus mal. Comme si nous étions hors sol, comme si nous étions absolument déconnectés de ces réalités économiques. Lassalle est très conscient de ce sens commun qu’on est en train de perdre. Il incarne effectivement cette puissante dichotomie entre les élites et les gens modestes, la province et Paris, les gens qui sont sur les ronds-points aujourd’hui sans doute et une technocratie qui nous gouverne. On s’est reconnus dans Lassalle, nous-même qui sommes d’origine modeste et du sud-ouest. Nous ne l’avons pas filmé en surplomb, nous ne nous sommes pas foutus de sa gueule. Ça aurait été très facile de se foutre de lui, c’est le candidat idéal qu’on pouvait épingler. Mais premièrement, pour nous, c’était absolument et radicalement interdit. Et de toute façon, du point de vue du cinéma ça aurait été inintéressant. En filmant cet homme, on filme un frère, on projette un tas de choses en lui, notamment un potentiel alternatif, subversif, révolutionnaire. C’est un grand mot « révolutionnaire » ! Tellement aujourd’hui qu’à l’assemblée nationale, par ses origines, Lassalle est une exception sociologique. En soit, il est révolutionnaire car il perturbe le dispositif de reproduction des élites. Et dans cette course à l’Élysée, Lassalle, avec Philippe Poutou, étaient les deux seuls candidats d’origine modeste. Ils partent littéralement avec un handicap, alors que cette course n’est pas réservée à une élite. Nulle part est écrit le fait que ne puissent se présenter à l’élection à l’Elysée des candidats n’ayant pas le capital économique, sauf que c’est le cas. C’est une élection kidnappée par les technocrates, les machines de guerre, les gens conditionnés et préparés depuis leur enfance à diriger le monde. C’est un truisme de dire ça, mais ça ne fait jamais de mal de le rappeler.

Vous avez parlé de Philippe Poutou, et c’est quelque chose qui a été abordé dans le film justement. Vous avez tenté une approche avec P. Poutou, vous auriez pu vous approcher de Mélenchon, vous aviez essayé de faire un rapprochement avec Rafael Correa etc. Jean Lassalle fait partie de tous les petits candidats et ils ont souvent un tronc commun dans leur programme où plusieurs idéaux se ressemblent.

Posez-moi votre question ! Dites moi, allez-y.

Est-ce que vous ne pensez pas que ce serait intéressant justement qu’il y ait un véritable rapprochement entre eux ? Indépendamment les uns des autres, ils ne peuvent pas rivaliser avec des Macron, Fillon, ou même Marine Le Pen et Mélenchon. Ne pensez-vous pas que les rassembler aurait été un bon moyen, justement, de soulever…

Non je ne crois pas car ces candidats défendent des programmes extrêmement différents. Le programme du FN (du RN maintenant) par exemple est absolument contre le partage des richesses (rire), et entre d’autres, ou des candidats de gauche, il y a quand même des lignes idéologiques puissantes. Ce sont des fariboles que de considérer que tous ces gens là peuvent se mettre ensemble. Après, le fait que vous repreniez à votre compte cet argumentaire des petits et des grands candidats me stupéfie toujours, les journalistes ne devraient pas accorder des bons points, des spécificités, des statistiques aux candidats. Il y a tant de candidats qui doivent être traités de manière équivalente et paritaire. C’est-à-dire que le moment où ils sont actifs, la base du socle et du pacte démocratique, c’est l’élection. Au cours de l’élection on entend un tas de programmes divers et variés, plus ou moins saugrenus, plus ou moins bizarres. Il y a des moutons à cinq pattes dirons-nous. Mais l’électeur est capable de faire abstraction de tout ça et ensuite il choisit en son âme et conscience. Ceux que vous appellez « les petits candidats »,  n’apparaissent qu’au moment de l’élection et disparaissent complètement du paysage le reste du temps. On peut leur accorder cet instant de gloire, ou au moins d’apparition, dans les radars médiatiques, au grand dam de la plupart des représentants des grands médias. Par exemple, Michel Apathie est insupporté par l’idée même d’accorder des temps d’attention et de parole équivalents à tous les candidats. Comme si on lui demandait, à lui, d’opérer déjà une présélection entre les gros candidats, c’est-à-dire ceux qui sont vraiment destinés à diriger la France, et les petits candidats. Mais jamais nulle part on a demandé aux journalistes d’opérer ces présélections. Comme si il y avait des poules de qualification sous la supervision des journalistes. Ça ne devrait pas marcher comme ça, sauf que c’est le cas. Quand Sarkozy est élu, c’est le candidat chouchou des médias, quand Hollande est élu, c’est le candidat chouchou des médias, et quand Macron est élu, c’est encore pire, et ça marche encore aujourd’hui comme ça. Mais il y a peut-être un mouvement qui est en train de surgir à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, le fait d’être le candidat chouchou des médias est peut-être un handicap. La candidate chouchou des médias aux Etats Unis était Hillary Clinton et c’est Trump qui a été élu. Bolsonaro au Brésil n’était pas le candidat chouchou des médias. Beppe Grillo, en Italie, ne l’était pas non plus alors que le précédent président du conseil italien l’était. C’était le Macron italien et il a été balayé, il a déjà disparu de la circulation. Donc il y a peut-être des effets qui sont en train de s’inverser en l’occurrence, en tout cas Jean Lassalle n’était pas le chouchou des médias. Bien sûr cette prescription médiatique joue encore puissamment chez nous. Nous avons fait un film sur les élections d’Alain Juppé à la mairie de Bordeaux dans lequel on montrait comment les médias locaux s’employaient à l’introniser avant même qu’il ne se présente devant les électeurs. Et on a vu comment là, tout le paysage médiatique s’employait a introniser Macron avant même qu’il ne se présente devant les électeurs. Parce que c’était un candidat « médiatico-compatible », ça leur allait complètement sa candidature. Mais il ne faut pas utiliser cette rhétorique des petits et grands candidats. Il n’y a pas de petits et grands candidats. Par contre, le fait que la ligne de fracture entre la gauche et la droite soit moins évidente aujourd’hui qu’avant est quelque chose d’intéressant. Sans doute les frontières sont-elles poreuses, et puis il y a aussi des gens qui se pensent de gauche et se comportent comme des gens de droite, et des gens qui se pensent de droite et se comportent comme des gens de gauche. Notamment dans leur rapport à l’ordre, la référence aux frontières, à l’immigration, à la souveraineté nationale. Néanmoins il y a encore aujourd’hui, plus que jamais, des rapports de force. On le voit notamment dans cette séquence entre les jeunes frais et moulus des grandes écoles et Jean Lassalle, ce débat qui ressemble à un duel. Là, si ce n’est pas un rapport de force et une lutte des classes qui est à l’œuvre, qu’est ce que c’est ? Certes, le vieux schéma gauche-droite est un peu obsolète, mais la lutte des classes, elle, ne l’est pas.

C’était plus justement dans ce poids politique, notamment qui est renforcé par les médias, qui eux vont mettre en avant les Macron et compagnie. C’était simplement dans l’idée qu’avec une espèce de rassemblement, un semblant de fraternité entre eux…

Oui, c’est le vieux mythe de la convergence des luttes. Peut-être, mais moi je ne suis pas prophète, je ne sais pas. Effectivement, il y a des convergences, aujourd’hui sur les ronds-points il y a des gens qui viennent de toutes les origines. Dans la plupart des cas c’est plutôt des gens d’origine modeste ou des classes moyennes, en tout cas de toutes origines politiques. Ces gens arrivent à parler, échanger et discuter, même si les grands médias, encore une fois, s’emploient à stigmatiser ce mouvement et à le faire diversifier. Quand tu fais diversifier un mouvement, tu en minores la portée alors qu’il faudrait le traiter d’un autre point de vue, comme étant un mouvement de fond, une vague de fond ou un phénomène de société. Il se trouve que là, sur les ronds-points, il y a des gens qui n’apparaissent pas dans les radars médiatiques, ne votent pas pour la plupart, ne se reconnaissent pas dans le personnel politique qu’ils ont tendance à considérer comme trop éloigné d’eux, trop déconnecté, trop technocratique. Ce sont effectivement des gens de droite et de gauche qui échangent. De là à ce qu’il y ait une convergence des luttes, peut-être, c’est mon souhait. Je trouve cela formidable cette espèce de vague qui n’est pas encore une lame de fond, car ça convoque moins de cent milles personnes et à l’échelle du pays ce n’est pas si important. Mais il est possible qu’il y ait un sentiment de rancœur, en tout cas de mécontentement et d’incompréhension qui coagule entre des gens de différentes origines. Qu’est ce que ça va donner ? Je ne sais pas. Il est possible qu’un candidat émerge en 2022, surgi de nulle part et devienne le porte voix de ces cent mille personnes. En tout cas il se passe quelque chose manifestement dont Lassalle est quasiment le héros malgré lui. Il l’a senti venir mais il ne veut pas non plus en profiter, c’était le premier à revêtir ce gilet jaune à l’assemblée nationale, dans un de ses ultimes morceaux de bravoure. Il se passe des choses intéressantes aujourd’hui dans la France d’en bas, la France des ronds-points. De la même manière que Chaplin a revisité des mécanismes dans une usine dans Les Temps Modernes, les gilets jaunes sur les ronds-points revisitent et réenchantent les endroits les plus merdiques de l’urbanisme de ces trente dernières années. Et c’est quand même bien plus enchanteur ces gars avec leurs feux, leurs cabanes, leurs slogans et leurs manières d’échanger, cette intelligence populaire, cette vie sur les ronds-points, que la plupart des œuvres d’art merdiques et maussades qu’on nous inflige depuis trente ans.

On pourrait difficilement vous donner tort là-dessus.

Malheureusement, oui.

Concernant votre projet, vous l’avez dit vous-même, Jean Lassalle est un électron libre. Par exemple, il part en Syrie à la rencontre de Bachar Al-Assad un petit peu tout seul comme ça…

Non il ne part pas tout seul, il part dans le cadre d’un voyage organisé par une association qui s’appelle « Les chrétiens d’Orient » qui est une émanation très active du FN à l’assemblée nationale et fait de la triangulation au détriment des musulmans sous prétexte de s’intéresser aux chrétiens.

Nous souhaitions rapidement savoir comment vous a affecté ce genre d’événements imprévus ?

Jean Lassalle a été le co-scénariste du film, voire le scénariste principal. C’est-à-dire qu’il nous réserve en permanence des surprises, en allant en Syrie ou en se faisant épingler pour des gestes indélicats envers les femmes. Il nous réserve des séquences intéressantes du point de vue cinématographique. Nous n’étions pas dans le jugement de valeurs, nous ne sommes pas les procureurs de ce que doit faire ou ne pas faire Jean Lassalle, nous sommes des cinéastes qui l’accompagnons. Nous sommes les perchés qui, de toute façon, ne le lâcherons pas en rase campagne, même s’il va en Syrie et qu’on peut considérer qu’il aurait pu s’en dispenser. De toute façon, il est évident que nous accueillons cette séquence là, cet événement, ce voyage, comme étant un rebondissement scénaristique puissant.

Est-ce que vous pensez encore aujourd’hui que Jean Lassalle peut être le porte étendard d’une sorte de mouvement ?

Je ne sais pas. Mais en tout cas, Jean Lassalle est sans doute le représentant d’une rancœur, d’une incompréhension, d’un sentiment d’injustice qui traverse la société française. Si ce n’est pas lui, ce sera quelqu’un d’autre qui aura peut être son profil qui risque d’émerger en 2022. Manifestement il y a des forces qui bouillonnent dont Jean Lassalle n’est pas le porte étendard alors qu’il pourrait l’être. Mais ce n’est pas du tout un sentiment poujadiste, ce n’est pas juste « le petit peuple contre les élites » en considérant que tout est pourri, foireux, dégueulasse, et corrompu. Non pas du tout. C’est juste qu’il y a un sentiment d’incompréhension dans ce monde ultra-globalisé où le capitalisme a fait de nous des individus déconnectés de la terre, des savoir-faire alimentaires, de notre voisinage, nos collègues, nos familles, déconnectés de tout. Jean Lassalle, lui, est encore puissamment connecté.

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