Jessica forever : Comme un rêve d’adolescent

Le très beau titre est déjà en soi une invitation à la rêverie. On s’explique ! La Jessica du titre est une sorte d’incarnation de la pureté originelle, jeune femme à l’âge indéterminé, ayant réuni une communauté composée de jeunes garçons au passé violent, et vivant donc en marge de la société. Evoluant dans des quartiers pavillonnaires à l’aspect très quotidien et réel, ils sont traqués par des forces spéciales à l’aide de drones survolant le décor régulièrement. C’est donc dans une sorte de cocon protecteur que ces derniers tentent de se reconstruire après avoir commis des actes que l’on devine irréversibles, et dont la fantasmatique Jessica pense pouvoir dompter les instincts de violence par une série de rites exécutés jour après jour, dans le respect les uns des autres. Cette femme mystérieuse pouvant évoquer tout à la fois la Mère, la sœur, voir l’Amazone, a donc un effet adoucissant sur ces garçons sauvages dont toute idée de réinsertion semble inconcevable.

Les premiers plans intriguent immédiatement. On sent bien que derrière le décor banal, semblable à ces quartiers que l’on a déjà vu tant de fois dans des films Américains, notamment des 80’s, une atmosphère irréelle ressort à chaque instant, et qu’il s’agira de ré-enchanter le réel, pour reprendre les mots de Jonathan Vinel, réalisateur du film avec sa compagne Caroline Poggi. Il faut donc accepter de se laisser guider par ces deux jeunes gens qui savent bien ce qu’ils veulent raconter, et comment s’y prendre, en assimilant l’idée que rien de ce que l’on pourra voir durant le film ne sera rattaché à un quelconque quotidien. On oublie donc le naturalisme plombant de tant d’œuvres françaises, et l’on se plonge avec un certain délice dans un univers n’appartenant qu’à ses instigateurs.

Lorsqu’on dit que le film est atypique et ne ressemble véritablement à aucun autre, il faut bien comprendre que ce couple de cinéastes ayant déjà à son actif un certain nombre de courts métrages, donc certains très renommés (Tant qu’il nous reste des fusils à pompe a reçu en 2014 l’Ours d’Or de la Berlinale), appartient à cette génération ayant grandi avec tout un pan de culture vidéo-ludique, allant des jeux vidéo type « Metal Gear solid » ou « Call of Duty », aux clips de rap, et que tout ça ressort forcément dans leur travail, et ce de manière très naturelle. Il n’y a pas de pose chez eux, et toutes ces références ayant mûri au fil des ans sont donc parfaitement digérées, sans la moindre ironie, ce qui les éloigne forcément d’autres cinéastes à la culture plus clairement cinéphile. Il est d’ailleurs intéressant de rattacher ces derniers à cette vague de films d’auteur français virant vers le genre et l’insolite, symbolisée par des cinéastes tels que Yann Gonzalez ou Bertrand Mandico. On ne cite évidemment pas ces deux là par hasard, puisqu’ils faisaient tous les quatre parti de l’anthologie sortie dans les salles l’été dernier sous l’intitulé « Ultra rêve » !

Si ceux qui nous intéressent aujourd’hui sont plus jeunes que ces derniers, il nous semble qu’ils partagent une même conception de leur Art, à savoir cette croyance très pure et expurgée du moindre cynisme en un romantisme incandescent, fonctionnant sans le moindre recul, avec cette naïveté assumée dans des dialogues qui peuvent parfois faire sourire, mais finalement jamais à leurs dépends, tant l’on sent un état d’esprit très adolescent, mais pas au sens puéril du terme. Yann Gonzalez pratique également cet exercice d’équilibriste très risqué, avec un résultat payant, par la croyance totale qu’il peut avoir en ce qu’il raconte. Bien entendu, on ne vous cachera pas qu’il faudra arriver dans la salle en sachant un minimum dans quel univers on s’engage, sans quoi l’expérience pourra paraître un peu déstabilisante pour les plus réfractaires à cette poésie que certains qualifieront de désuète, alors que dans le cas présent, elle participe à un alignement de comètes qui, par la cohérence de  tous ses éléments à priori disparates mis bout à bout, donne un résultat réellement incarné et touchant, et surtout, hyper contemporain. Car quoi que l’on en dise, ce n’est pas tous les jours que l’on a la possibilité de voir dans un même film un personnage déambulant dans une rue vide avec un katana, un groupe de garçons armés tirant comme dans un jeu vidéo de FPS, et des instants romantiques suspendus dans lesquels les personnages balancent des dialogues à priori impossibles sur le papier, qui par leur candeur là encore assumée, finissent par provoquer une sorte de vertige enivrant, nous ramenant à notre adolescence, lorsqu’on écrivait des mots d’amour d’une naïveté très embarrassante lorsqu’on y repense après coup, en écoutant de la musique mélancolique. D’ailleurs, la bande originale, ainsi que les utilisations de chansons en particulier, sont là encore, particulièrement appropriées, plaçant le spectateur à des moments précis dans un état cotonneux, où plus rien n’existe autour de nous que l’instant, dans toute sa pureté.

Les cinéastes créent une véritable bulle, où le réel peut à tout instant être parasité par des éléments fantasmagoriques, dont on ne déterminera jamais réellement à quel point ils sont du domaine du concret. Ces personnages évoluant entre eux, sans que ne soit tolérée la moindre intrusion d’un élément extérieur (ils n’ont pas le droit de tomber amoureux), sont donc déconnectés du monde, leur univers étant clairement défini par leurs propres règles, ce qui nous fait donc accepter les choses les plus insolites. On ne saura jamais quels méfaits ils ont pu commettre par leur passé, excepté pour l’un d’entre eux, ce qui entraînera justement un élément de fantastique, parmi les plus belles idées du film. Là encore, le risque est grand de perdre une partie du public qui n’acceptera pas cette vision du genre tellement éloignée des machineries boursouflées actuelles, et nous ramenant à une vision quasiment artisanale du médium, avec des effets ré-injectant un peu de la magie originelle du cinéma, du genre de celle qui nous faisait rêver et ouvrir grands les yeux lorsqu’on était enfants. Bien entendu, le film ne s’adresse pas au jeune public, mais ces quelques instants nous ramènent à une certaine idée de ce que doit être le cinéma, à savoir un Art de tous les possibles, n’ayant besoin que d’une vision claire pour exister aux yeux du public et du Monde. Nul doute que s’il divisera forcément au moment de sa sortie, ce film saura exister au fil du temps, grâce à ses visions magiques et troublantes, dont la force d’évocation se suffit à elle-même !

Les cinéastes font partie de cette génération assumant un cinéma formaliste, où les sensations priment sur les dialogues, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse ici d’une coquille vide. Si les dialogues balancés sur un ton monocorde peuvent tout d’abord, naturellement, faire quelque peu obstacle à l’émotion, celle-ci finit pourtant par survenir, grâce à la beauté qui se dégage de chaque plan et la force d’un montage particulièrement bien pensé. Il est aussi intéressant de souligner, pour finir, et pour rebondir sur cet aspect hors du temps et irréel qui caractérise le film, que les quelques personnages ne faisant pas partie du groupe et parasitant en quelque sorte le quotidien des garçons (notamment une adolescente rencontrée sur une plage, ou une autre dans un centre commercial) s’expriment de manière beaucoup plus traditionnelle que les personnages principaux, sans ce côté détaché, ce qui accentue d’autant plus le sentiment de rêve éveillé lorsque ces derniers se retrouvent à nouveau entre eux.

Ce monde cruel n’est clairement pas fait pour eux, et ils ne peuvent que continuer à se battre pour tenter d’exister malgré tout, entre eux, guidés par cette femme décidément très fascinante, incarnée, on a oublié de le préciser, par Aomi Muyock, actrice suisse découverte chez Gaspar Noé (dans « Love »), et dont le regard transperçant semblait la destiner à un avenir radieux, et qui pourtant n’avait pas ressurgi depuis, jusqu’à ce film où elle incarne un être fantasmatique, d’une beauté troublante, du genre qui hante les songes d’adolescents. Rien que pour elle, ce film aimante le regard, et ce bien au-delà de la projection. On ne peut que vous encourager à vous y précipiter lors de sa sortie, débarrassés de vos attentes habituelles, et prêts à vous laisser ensorceler par son charme étrange et persistant.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*