Roma : Éloge de la beauté

On se pose, on tente de remettre en ordre ses idées qui se mélangent dans tous les sens, on réfléchit, on mûrit avec une attention toute particulière ce qui mérite d’être mis en avant … Puis on se rend compte que cela va être difficile d’écrire sur une œuvre pareille comme on écrirait sur n’importe quel autre film. Car s’il est impensable d’omettre les conditions assez exceptionnelles dans lesquelles le film va être apporté au public, il est tout aussi impensable de ne se focaliser que sur ces aspects purement professionnels liés à une œuvre qui se suffit amplement à elle-même, et qui fera date à n’en pas douter, pour ses qualités purement exceptionnelles, qui gagneraient bien évidemment à être appréciées par le maximum de spectateurs dans une salle de cinéma. Par où commencer donc ? On peut rapidement revenir sur le lion d’Or obtenu à la dernière Mostra de Venise, récompensant un cinéaste qui le méritait amplement, quel que soit le support sur lequel le film sera vu par le plus grand nombre. Car c’est bel et bien de ça dont il s’agit ici, de ce débat sans fin sur la légitimité à récompenser dans de grands festivals européens des films qui ne pourront pas être distribués dans les salles comme n’importe quel autre, hormis dans quelques salles. Et du fait que la France, jusqu’à révision totale du système, sera le seul pays à ne pas pouvoir le sortir du tout, à cause d’une chronologie des médias ayant clairement fait son temps, mais dont certaines personnes persistent à y voir une exception culturelle nécessaire. Cela n’est pas le débat lorsque l’on parle avant tout d’une œuvre devant se suffire à elle-même,  pour ses qualités propres, mais il était indispensable de débuter là-dessus, afin que les mots qui suivent en aient d’autant plus de force, dans le sens où l’on espère de tout cœur que l’envie du plus grand nombre de découvrir l’œuvre en question dans les conditions adéquates, poussera les débats dans le bon sens, et ce au plus vite. Mais maintenant, venons-en au film en lui-même, et quel film !

De quoi parle-t-il donc, ce film ? Là encore, il est assez difficile de rendre compte avec des mots de la profonde émotion ressentie devant ce qui s’apparente à une élégie sensitive de l’ordre du souvenir, laissant chaque spectateur circuler librement en y apposant son propre vécu, ce qui ne veut pas dire que le film n’aille pas dans une direction précise. Seulement qu’il s’agit d’un geste magnifique à l’encontre de ses spectateurs, d’une main tendue, faisant totalement confiance à la capacité de tout un chacun de ressentir une œuvre en fonction de ses propres émotions. Le cinéaste évoque ses souvenirs d’enfance, dans le Mexico du début des 70’s, alors que sa propre famille vivait des moments décisifs. Élevé avec ses frère et sœur par sa mère et, plus encore, par la servante de la famille, Cleo, il vit une période charnière de l’existence, où les sentiments sont naturellement exacerbés , encore accentués par le contexte politique, même si cet aspect ne sera aperçu que vers la fin du film, ne venant pas troubler le fragile cocon familial tissé par le cinéaste, retranscrivant merveilleusement ce sentiment de protection que l’on peut ressentir lorsqu’on est enfant, choyé par des adultes faisant tout pour épargner au maximum de ce qui se passe autour, et préserver du mieux qu’ils peuvent l’innocence des enfants. Le film apparaît très rapidement comme une ode aux femmes en général, mais plus particulièrement ici, aux femmes ayant élevé le cinéaste (le film est dédié à une femme dont on imagine qu’il s’agit de Cleo, le nom étant assez proche) ! Ce n’est pas pour autant qu’il faut y voir un message lourdement féministe, il s’agit tout simplement d’une œuvre à la sensibilité féminine, les hommes du film étant tous démissionnaires et lâches. On sent à quel point cette femme, employée de maison, a été importante pour le cinéaste, et le film est donc principalement construit autour de son point de vue, tout en gardant cet aspect doux induit tout autant par le noir et blanc somptueux que par l’aspect mémoriel, comme un rêve d’enfant.

Comme tout le monde le sait depuis au minimum « Gravity », Alfonso Cuaron est de ces cinéastes pour qui le cinéma est un médium aux possibilités illimitées, véritable chercheur tentant à chaque projet de repousser ses propres limites, et par conséquent, celles du médium lui-même ! Si son précédent film était bien évidemment plus rassembleur et se rapprochait de l’état d’esprit d’un James Cameron dans cette recherche de transcendance technologique et sensorielle, cela ne veut pas dire que le dispositif à priori plus intime déployé ici, est exempt de morceaux de bravoure. Alternant plans fixes d’une pureté ahurissante, panoramiques vertigineux et travellings extraterrestres, le cinéaste est ici en pleine possession de ses moyens, et livre une succession de plans se suffisant déjà à eux-mêmes par leur beauté et leur perfection dont n’importe quel cinéaste se damnerait pour en avoir au moins un du même acabit dans leurs propres films, mais il pense son film de manière tellement précise et émotionnelle, que chacun de ces plans est signifiant, sans tomber dans un symbolisme lourdingue pour autant. Comme on l’a dit, le film parlera à chaque spectateur de façon différente, et on ne doute pas un instant que chacun aura son moment favori, qui lui parlera de façon intime et le bouleversera durablement. Quant à nous, si l’on est bien évidemment en peine d’isoler un moment plus qu’un autre, tant la fluidité de narration atteint une telle évidence, une telle pureté, que tout coule, l’air de rien, pour nous laisser sous le coup d’une émotion intense, on retiendra tout particulièrement deux plans qui pourraient à eux seuls faire toute notre année cinématographique, et nous contenter au-delà de ce que l’on espérait. Un plan séquence en pleine nature où la profondeur de champ sur les montagnes, sur lesquelles se découpe le visage magnifique de la comédienne Yalitza Aparicio, illuminé par le soleil (le noir et blanc n’empêche par de ressentir cet aspect lumineux, bien au contraire, il le transcende) ! Un instant que l’on voudrait éternel, et qui nous laisse déjà extatiques. Mais le cinéaste ne s’arrête pas en si bon chemin. En quête continuelle de perfection, il nous ménage une ultime extase, du genre à pénétrer votre esprit pour ne plus jamais le quitter, en fin de métrage. Un travelling tout simplement extraordinaire, et l’on insistera particulièrement sur ce mot, EX-TRA-OR-DI-NAIRE, sur une plage, dont il est difficile d’expliquer la teneur sous peine de gâcher la merveilleuse surprise qu’il constitue, mais sachez simplement  qu’il s’agit, sans aucune exagération, non seulement du plus beau plan de l’année, mais plus généralement de l’un des instants de cinéma les plus éblouissants de tous les temps. Avec cet instant suspendu, magique, où le génie technique déployé (croyez-nous, vous vous creuserez longtemps la tête pour tenter de comprendre comment le cinéaste, également son propre chef opérateur, a pu l’accomplir) fusionne avec des enjeux dramatiques atteignant ici leur apogée, le spectateur finit lessivé, avec cette sensation rare d’assister à quelque chose de rare, qui marquera l’Histoire du cinéma, et ce quelle que soit la façon dont les gens pourront l’approcher. On mentirait si l’on vous disait que l’expérience n’y perdra rien sur sa télé, il est évident que le film a été conçu pour être vu dans une salle de cinéma. L’aspect formel n’est d’ailleurs pas le seul à prendre en compte à ce niveau, le travail sur le son étant tout aussi phénoménal. Aucune musique, uniquement une captation hallucinante de tous les sons environnants, que ce soient ceux de la nature ou autres, la richesse sonore est ahurissante et contribue bien évidemment à la sensation unique dans laquelle nous plonge l’œuvre.

Il y aurait tant à dire encore sur ce film, il est réellement difficile d’évoquer de façon claire et épurée ce que l’on ressent en le découvrant sur un écran de cinéma. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que même pour qui n’aura pas la chance de le voir en salle, le film est suffisamment magique et humaniste dans le sens le plus pur du terme, que les émotions universelles qu’il nous fait ressentir seront tout aussi puissantes sur votre télé que sur un écran de cinéma. Œuvre majeure, film monde semblant receler toutes les émotions humaines à l’intérieur de chaque plan (la profondeur de champ est inouïe), recelant de scènes uniques propres à vous bouleverser si tant est que vous ayez une âme (un accouchement traumatique uniquement capté du point de vue de la future mère, un moment déchirant), réussissant à évoquer ce qui se joue dehors sans s’appesantir dessus (l’épisode de la manifestation étudiante de 1971 se terminant dans le sang, d’abord vue d’une fenêtre, puis faisant irruption de façon fulgurante et frontale dans l’univers des personnages, entraînant un drame intime), le film est l’un des mieux écrits que l’on ait vu depuis longtemps, dans cette manière si intelligente de mêler l’infiniment grand et l’infiniment petit, ou du moins les destinées individuelles, et le destin d’un pays. Le dernier plan, reproduisant celui d’ouverture sous un angle inversé, finit le film de façon aussi millimétrée qu’intelligente d’un point de vue purement évocateur. La vie continue, malgré les remous, et rien ne peut empêcher l’amour qui lie les membres d’une famille recomposée, prête à affronter la vie, avec ce que cela suppose de moments terribles que tout un chacun est malheureusement forcé à vivre, et d’autres de bonheur tout aussi intense, pouvant se trouver dans des choses aussi simples qu’une balade à la plage. Un chef d’œuvre !!!

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*