The house that Jack Built : Chaos reigns

Le voici donc arrivé, ce fameux monstre attendu comme le climax de la carrière de son auteur, un objet mal élevé et non identifié, n’obéissant à aucune règle, si ce n’est aux démons et névroses du Maître Danois, et qui nous promettait un déluge de scènes toutes plus ignobles les unes que les autres, comme pour tendre un ultime bâton à ses plus farouches détracteurs. Le voici donc, présenté en première mondiale à Cannes, 7 ans après la conférence de presse controversée de Lars von Trier au même festival de Cannes qui l’avait rendu persona non grata pendant toutes ces années, décision levée cette année, mais pour être cependant relégué en hors compétition, comme pour laisser la bête la plus éloignée possible de ses possibles détracteurs. Bien entendu, lorsqu’on voit le résultat, il est aisé de se mettre à la place du sélectionneur Thierry Frémaux, qui devait être bien en peine de savoir comment appréhender le résultat, partagé entre l’admiration légitime pour un objet cinématographique proprement inouï, défiant à chaque instant toute bien-pensance, et navigant avec une liberté proche de l’inconscience dans les eaux du Mal absolu. Comme on pouvait s’y attendre, l’œuvre incontrôlable et pour le moins iconoclaste du farceur danois aura pour le moins divisé, entre les admirateurs les plus convaincus et les détracteurs vomissant cette vision selon eux caricaturale et nauséabonde de l’Humanité. Pour savoir de quel côté nous nous situons, suivez donc le guide …

Le film se situe aux Etats-Unis, dans les années 70. Jack (Matt Dillon, au-delà des superlatifs) est un tueur en série ayant décidé d’accomplir sa grande Œuvre. Il envisage chacun de ses crimes comme une œuvre d’Art, et nous le suivrons donc à travers cinq incidents ayant jalonné sa « carrière », à travers les confessions qu’il livre à un mystérieux interlocuteur, Verge. Nous ne saurons de qui il s’agit que lors de l’épilogue. D’ici là, nous aurons donc assisté aux crimes parmi les plus ignobles commis par ce tueur très particulier, bourré de tocs et d’angoisses, mais prenant des risques insensés, comme s’il cherchait à chaque instant à se faire arrêter, sans que cela n’arrive jamais.

Pour les personnes connaissant un tant soi peu Lars von Trier, nul besoin de partir dans l’analyse la plus pointue, pour comprendre qu’à travers ce serial killer névrosé et cherchant à rester dans l’Histoire à travers ses crimes monstrueux, le cinéaste parle de lui à la première personne, tentant un ultime baroud d’honneur pour s’expliquer de tout, comme pour régler ses comptes une ultime fois avant de partir dans une autre direction. Il l’a suffisamment expliqué lors de la promotion du film depuis sa présentation Cannoise, l’accouchement de l’œuvre aura été particulièrement pénible pour lui, ayant refait une lourde dépression durant son tournage, il était donc dans un état d’esprit particulièrement sombre, alcoolique et au fond du trou en quelque sorte. Arrivé à bout de ce bébé très particulier, qu’il a clairement envisagé comme la fin d’un cycle, il a déclaré vouloir repartir sur une conception plus pure et minimaliste de son Art, comme pour retrouver ses sensations d’étudiant en cinéma, à travers une série de courts métrages expérimentaux en noir et blanc. Voilà pourquoi ce film sonne comme l’ultime expression d’un cinéaste mettant absolument TOUTES ses névroses dans un seul film, pouvant donc paraître aux yeux des non initiés, assez difficile à appréhender, et comme le résultat des fantasmes d’un détraqué mental tout juste bon à enfermer. Nous ne pouvons donc que conseiller avec beaucoup de modération le film à toute personne ne connaissant pas le cinéaste, celui-ci pratiquant ici l’auto citation, et faisant clairement de l’œil aux connaisseurs, avec le sarcasme qu’on lui connaît.

Pourtant, la première partie du film peut paraître finalement assez inoffensive pour qui s’attendrait à un  déluge d’ultra violence du début à la fin. On peut dire que le ton y est détendu, comme une comédie très noire, peut-être pas à la porté de tous, mais où l’on rit franchement, de bon cœur, pas seulement pour masquer un malaise, mais parce que cette façon si singulière d’étirer des situations assez triviales et banales dans le contexte d’un film de tueur en série, a quelque chose de si absurde qu’il est impossible de ne pas rire aux éclats. Il faut dire que voir ce tueur angoissé, flippé à l’idée d’avoir laissé la moindre trace de son crime, et revenant sans cesse sur les lieux, est assez irrésistible, aussi grâce à la performance parfaitement nuancée du revenant Matt Dillon. Depuis le rôle magnifique offert à Christian Slater dans « Nymphomaniac volume 1 », on sait Lars von Trier friand des comédiens un peu oubliés, à qui il offre des rôles comme on ne leur en a jamais donnés, comme pour les pousser dans leurs retranchements. Et ici, on ne sera pas déçus, loin de là, tant le comédien y apparaît transfiguré, possédé et parfaitement dans le ton. L’univers très particulier du cinéaste doit être assez difficile à appréhender, et cela fait particulièrement plaisir pour tout fan du comédien aux multiples rôles mythiques, depuis tombé dans l’enfer du nanar de seconde zone, ici dans un premier rôle que peu auraient osé approcher, et qu’il compose avec délice, passant du pathétique du personnage à des moments purement glaçants.

Mais passons au gros du film, à savoir ces fameuses transgressions pour lesquelles on s’est déplacé. Car si l’humour est réel et que l’on rit de façon même pas coupable dans la première partie, ce qui suit s’avère parfois bien plus malaisant. Le cinéaste prépare patiemment son coup, comme pour nous rendre complices et nous préparer mentalement à ce qui va suivre, et lorsque ces moments arrivent enfin, le spectateur tétanisé n’a quasi d’autre choix que d’assister médusé à l’horreur absolue. Taquin, il ironise avant de nous plonger dans la monstruosité la plus terrifiante, à travers des moments abjects (gare à la dores et déjà fameuse partie de chasse), dont il est difficile de prévoir comment le public va les prendre, mais la seule chose que l’on peut dire, c’est qu’il est probable que la salle soit un peu plus aérée à la fin de la projection qu’au début. De nombreuses personnes sortiront en cours de film, et c’est sans doute mieux comme ça. Mais tout ceci n’est évidemment pas gratuit, mais dans la logique du personnage, et surtout de son propos plus global sur l’Humanité, l’absurdité de notre existence soumise au tragique du monde, et bien évidemment à sa place de cinéaste. Ce qui fera dire à certains qu’il s’agit d’une œuvre nombriliste au possible, où sous couvert d’Art absolu et de liberté d’expression sans limites, le cinéaste se livre à une auto psychanalyse que l’on goûtera avec plus ou moins de délice selon notre sensibilité. Cependant, difficile de lui retirer son regard si cynique et personnel sur la vie, et ce sarcasme est ici poussé à un tel paroxysme qu’il est difficile de ne pas y prendre son pied, devant tant de liberté artistique brandie fièrement en étendard.

Comme sur son diptyque « Nymphomaniac », où sous couvert du parcours chaotique et parfois sordide d’une nymphomane sur plusieurs décennies, il pouvait digresser sur tout et n’importe quoi, faisant des analogies parfois étranges, le dialogue établi ici entre Jack et Verge est l’occasion de divagations parfois drôles, parfois troublantes, sur des sujets plus ou moins graves, desquels surnage évidemment, comme on pouvait s’y préparer, la Shoah, ici mélangée aux plus terribles crimes contre l’Humanité commis au 20ème siècle ! Et c’est là que, selon notre tolérance, on pourra trouver la démonstration au choix, passionnante ou indéfendable. Car en rajoutant une couche à ses propres propos sur Hitler, en affirmant ici, via le personnage de Jack, que du chaos et de la barbarie des plus gros désastres humains de l’humanité, peuvent naître des œuvres d’Art, le cinéaste affirme un peu plus son positionnement pour le moins ambigu sur la question. En mélangeant des extraits de certains de ses propres films à des images d’archives assez atroces type « Nuit et brouillard », et en ajoutant des images d’Hitler et d’autres dictateurs, il laisse le spectateur médusé, sous le coup d’un grand flou idéologique que l’on n’a pas fini de discuter. Simple fascination un brin malsaine pour l’iconographie nazie, et plus globalement du Mal sous toutes ses formes, ou idéologie plus fermement ancrée en lui ? Même s’il s’en défend encore et toujours en interviews, nul ne saura jamais ce qui se passe véritablement dans la tête du cinéaste, et quelque part, c’est tant mieux. Cela ne doit rien retirer à son talent de raconteur d’histoires, et de créateur d’images tantôt d’une crudité insoutenable, tantôt d’une beauté picturale sans équivalent actuellement.

Œuvre profondément malade, théorique et auto réflexive, ce qui en fait sa puissance et lui donne tout son pouvoir d’attraction, comme de répulsion, prenant le risque à chaque instant de s’aliéner le spectateur même le plus endurci, la maison de Jack Built, donc on saura lors de l’épilogue de quoi il s’agissait exactement, n’a pas fini de nous livrer tous ses secrets. Réflexion profonde et perturbante sur le non sens de l’existence, comme le disait le cinéaste lui-même en présentant le projet, hurlant à chaque instant le mal-être absolu de son auteur, on ne pourra lui retirer son jusqu’au-boutisme radical et sa cohérence thématique qui en fait un film réellement incarné et intègre, ne cherchant jamais à s’excuser de ce qu’il peut véhiculer comme idées dérangeantes, et dont on n’a pas fini d’épuiser toutes les subtilités. Son sublime épilogue, plastiquement hallucinant, mettra quant à lui tout le monde d’accord, et finira de le positionner comme un chef d’œuvre imprévisible et d’une folie quasiment sans égal dans le cinéma actuel. Le dernier cinéaste punk, c’est bien Lars von Trier, et les spectateurs fatigués de l’uniformisation ambiante auraient donc tort de le bouder, car quoi qu’on en pense au final, le film va faire parler, va provoquer des débats enflammés, et quel que soit le parti que l’on prendra, il y a  fort à parier que tout le monde s’en souviendra pour très longtemps, et se posera de vraies questions philosophiques et morales quant à sa finalité. Ce qui est, au fond, le propre de toute œuvre majeure. Et le terme « œuvre » correspond ici tout autant au film fonctionnant en lui-même, qu’à la carrière plus générale de son auteur.

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