Dossier : Lubitsch à la Paramount

Avec la ressortie en DVD et Blu-ray ce 5 Juin, chez Elephant films, de 5 films d’Ernst Lubitsch, l’occasion était trop belle pour ne pas revenir sur ce réalisateur phare de la période classique d’Hollywood. Les cinq films disponibles : L’Homme que j’ai tué (1932), Une Heure près de Toi (1932), Si j’avais un Million (1932), Sérénade à Trois (1933) et La Huitième Femme de Barbe Bleue (1938), donnent un échantillon éclectique de la filmographie de Lubitsch lorsqu’il officiait à la Paramount, et de son style si particulier. Il convient tout de même de préciser que la contribution de Lubitsch sur Si j’avais un Million ne constitue qu’un sympathique sketch de 3 minutes. Chacune des galettes est accompagnée par une présentation de Frédéric Mercier (critique chez Transfuge), qui fait entre 15 et 30 minutes selon le film et apporte son lot d’analyses et de précisions bienvenues.

Le style Lubitsch, la « Lubitsch touch » prend tout son essor avec les contraintes du Code Hays (code de censure de l’époque des studios), mais celui-ci n’entrant en vigueur qu’en 1934, il ne concerne qu’un seul des 5 films du coffret (La Huitième Femme de Barbe Bleue). Mais les prémices de ses habiles contournements et sous-entendus sont déjà présents lors de ses films précédents, avec par exemple de nombreuses allusions au sexe sans jamais le mentionner clairement. Même sans l’application ferme des censures du Code, Lubitsch savait comment manipuler les dialogues, les situations et la caméra pour nous faire comprendre les choses sans les montrer. Le maître de la comédie sophistiquée se devait de préserver le ton et l’élégance de ses œuvres, malgré leur grivoiserie sous-jacente.

Pour que cela fonctionne, il invite le spectateur à rester actif, au détour d’un détail, d’un plan ou d’une réplique bien sentie qui demande un décodage simple, fugace mais nécessaire. « I don’t want to mix business with Mitzi » assène le docteur Bertier à son interlocuteur, dans Une heure près de toi, définissant son rapport à la tentatrice mondaine en ce simple, mais amusant, lapsus volontaire. Le simple fait que Mitzi remplace ici le mot « plaisir », suffit à montrer que le docteur commence à chavirer pour elle, lui qui semblait si dévoué à sa femme. Dans le même film, l’adresse au spectateur est beaucoup plus explicite via les apartés du docteur qui nous interroge sur ce que nous aurions fait à sa place.

Le jeu sur les mots peut aussi être plus frontal, dans Sérénade à Trois alors que Gilda passe un « accord de gentlemen » avec les deux hommes dont elle s’est entichée. Elle les poussera à se dépasser dans leurs arts respectifs, mais pas de sexe, pour ne pas perturber l’harmonie du trio ! Bien entendu, à la première occasion de consommer sa relation avec l’un d’entre eux, elle mettra en exergue le simple fait qu’elle est une femme et donc pas un gentleman. On se joue des mots, on les contourne, on leur fait bien dire ce que l’on veut. Ils existent avant tout pour créer de l’effet. Ayant fait ses armes avec le cinéma muet, Lubitsch sait faire passer l’information autrement qu’avec un dialogue explicatif. Le verbe devient image, avec des allusions, une ponctuation par un trait d’humour ou encore l’apport d’une rythmique musicale alors que les personnages partagent un vif échange de bons mots. Ainsi, le premier échange entre Michael et Nicole dans le magasin dans La Huitième Femme de Barbe Bleue donne le la de la dynamique qui va se créer entre les deux personnages. Les répliques s’enchaînent, chacun joue de ses charmes et le mystère qui entoure Nicole lui donne l’avantage. Jusqu’à sa sortie du magasin où la musique prend le relais pour continuer et achever la cadence, alors qu’elle s’éloigne en suivant le balancement des instruments. La musique est autant une construction narrative qu’une mise en forme de l’image.

Cette obsession pour le rythme n’est pas anodine et elle ne s’arrête pas là. Bien souvent les scènes se font échos, la rime peut être visuelle. Si on revient sur l’accord de gentlemen de Gilda, celui-ci, une fois brisé (avec un parti, puis l’autre), se reforme en guise de conclusion, entre les trois protagonistes. Cet aspect cyclique donne sa dynamique à l’humour de la scène devant laquelle on ne peut alors s’empêcher de penser : « ils vont recommencer ». Les films de Lubitsch en viennent à se faire écho eux-mêmes, Une Heure près de toi est un remake de Comédiennes, lui aussi signé Lubitsch en 1920, tout comme cette scène de montée d’escalier vers la hiérarchie dans La Huitième Femme de Barbe Bleue qui rappelle furieusement le sketch qu’il avait composé pour Si j’avais un Million.

Les renvois sont nombreux, et si la musicalité est parfois explicite (avec Une Heure près de Toi, comédie musicale par instant) elle est plus souvent implicite. À l’instar des couples qui se défont et se refont toujours dans Une Heure près de Toi, tout est orchestré afin de retrouver l’harmonie. Le final de L’Homme que j’ai tué utilise la musique comme élément narratif, jouée par le couple complice, pour apporter la paix aux parents auditeurs, malgré le mensonge qu’elle cache. Elle symbolise ici aussi la sérénité retrouvée pour le héros qui, dérangé par son crime, n’arrivait plus à jouer correctement.

Les trajectoires des personnages sont convenues et tendent vers un équilibre qui leur correspond, mais c’est la manière dont ils y parviennent qui intéresse le plus Lubitsch. Ils s’éloignent du droit chemin pour mieux le reprendre et le suivre après coup. Malentendus, tromperies, tentations, tout est permis tant que les apparences sont sauves pour ces aristocrates et ces nouveaux riches. Lorsque l’on sait que certains de ses films sont des adaptations de pièces de théâtres, l’affiliation à Marivaux et ses aspérités vaudevillesques deviennent une évidence. Ces quiproquos, servis par une écriture et une mise en scène pleine d’astuces, révèlent la vraie nature de ces personnages distingués, droits et justes en surface. Ils sont constamment mis à l’épreuve, pour en sortir grandis. Ce sont généralement par les femmes que se catalysent ces expériences formatrices chez Lubitsch.

Fortes, malines et pleines de ressources, si elles sont parfois ébranlées (Anna dans L’Homme que j’ai tué), elles parviennent toujours à retomber sur leurs pattes. La femme Lubitschienne souvent présentée de prime abord sous des traits négatifs : manipulatrice (Nicole dans La Huitième Femme de Barbe Bleue), tentatrice (Mitzi dans Une Heure Près de Toi), culottée (Gilda dans Sérénade à Trois), c’est pour mieux mettre leurs homologues masculins au pied du mur, alors qu’ils ne sont pas, eux non plus, des parangons de vertu. Ces entreprenantes friponnes rendent le spectateur complice de leurs frasques, alors qu’un sous-entendu se glisse dans une réplique ou qu’une porte se ferme sur deux personnages et qu’une ellipse prend le relais.

Les situations brillent par une mise en scène toute en finesse, imprégnée par le cinéma muet. Si le sonore apporte du rythme, il peut aussi créer une ambiance en hors champ comme ces inaudibles potins qui viennent entacher la balade d’Anna et Adrien dans L’Homme que j’ai tué. Un hors champ silencieux peut lui aussi en dire beaucoup Si on reprend l’exemple de la porte qui se ferme sur deux personnages, les suppositions vont bon train. Nous l’avons vu, le son est plus important que les mots. De la forme on obtiendra le fond, ce sont le rythme et l’image qui sont prégnants chez Lubitsch. De nombreux inserts viennent nous en dire long sur un personnage, une situation ou ses enjeux. Quelques gros plans sur l’équipement des soldats qui se recueillent en ouverture de L’Homme que j’ai tué donnent le ton du film : le mélodrame aura pour toile de fond la guerre et ses conséquences sur ses survivants. Les scènes inaugurales chez Lubitsch sont capitales et en révèlent beaucoup pour qui est attentif : ambiance, ton, cadre etc…

Les objets ont, en particulier, un rôle prépondérant dans l’œuvre de Lubitsch. Ils définissent les personnages (le violon du soldat dans L’Homme que j’ai tué) et leurs relations. La première partie de La Huitième Femme de Barbe Bleue en est le meilleur témoin, la relation entre Nicole et Michael se tisse via des objets interposés. On commence avec ce mystérieux bas de pyjama que Nicole accepte d’acheter pour arranger Michael qui ne veut que le haut. Cet achat soulève chez ce dernier bon nombre de questions. Puis, plus tard cette baignoire Louis XIV, qu’il accepte d’acheter au père de Nicole pour qu’il rembourse ses dettes, indique son intention de la posséder en créant une sorte de « dette » envers lui. Ce rapport au matériel se retrouve également dans Sérénade à Trois où Gilda compare ses compagnons à des chapeaux, chacun avec des caractéristiques différentes, qu’on a vite fait d’associer à des traits humains. Chose que l’on retrouve plus loin dans le film lorsque le dramaturge décrit sa vieille machine à écrire qu’il retrouve (« the shift is broken, keys are rusty »), il ne fait qu’un amer constat sur ce qu’il est devenu. Qu’ils poussent à la déduction (un simple nœud papillon défait ou refait peut créer nombre de malentendus), ou fassent figure de métonymies, les accessoires sont loin d’être futiles, tout comme les professions des personnages (un courtier en bourse sera impulsif là où un professeur d’histoire s’en tiendra aux faits), ils se définissent petit à petit sans aucune lourdeur. On ne montre pas les choses, mais leur essence, tout comme l’appartement des deux compères artistes de Sérénade à trois, véritable taudis mais qui désamorce la théâtralité de Gilda lorsqu’elle se laisse tomber sur le matelas et que la poussière en ressort. On a un aperçu de la dynamique que le trio va partager.

D’apparence badine avec une joyeuse complaisance au libertinage, quand elles ne sont pas dramatiques, les œuvres de Lubitsch recèlent bien plus que leur apparente légèreté. Celle-ci, témoigne d’une maîtrise des codes, de la mise en scène et de l’écriture. Il y a chez Lubitsch cette idée d’équilibre. Équilibre à atteindre pour les personnages via des chemins sinueux, équilibre du ton qui flirte avec le vulgaire pour mieux rebondir avec élégance, équilibre quasi-mathématique avec une rythmique cadencée au pas et ses rimes visuelles. Tout ceci enrobé par un sarcasme bienveillant, qui malgré les tours joués aux personnages, aboutit vers une harmonie parfois culottée (un ménage à trois qui perdure) mais toujours libératrice. En dépeignant la belle société avec une légèreté ironique, sans pour autant l’épargner, Lubitsch joue les Marivaux tout en conservant, même partiellement, la part de rêve qu’inspirent ces milieux. Le jeu des apparences, les faux-semblants, les mensonges ne sont pas nécessairement perçus comme mauvais, mais plutôt comme partie intégrante d’une humanité que Lubitsch ne refuse jamais à ses personnages. Il nous lie à eux, avec leurs défauts qui les rendent sympathiques ou détestables, mais toujours vrais. Il a su, grâce à son expérience du muet, développer une maîtrise du sonore dont son art ressort grandi. La musicalité qui accompagne ses œuvres fait montre d’une maîtrise du médium cinématographique rare sur le fond comme la forme. On pourrait s’aventurer à dire que Lubitsch est un compositeur de l’image, qui a le chic pour toujours sonner juste.

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