Espions sur la Tamise : Garder l’équilibre

Après Chasse à l’Homme (1941) et Les bourreaux meurent aussi (1943), Fritz Lang poursuit le réquisitoire hollywoodien contre le régime nazi avec Espions sur la Tamise (1944). La mise en chantier de ce film noir ne se fera pourtant pas sans soucis : Lang, déjà miné par le peu de succès des Bourreaux meurent aussi, n’obtiendra ni la possibilité d’en réécrire certaines scènes, ni l’autorisation d’un final cut. Ce qui lui vaudra d’être rapidement désavoué par son illustre auteur. Pour autant, cette œuvre, créée dans le tumulte et la mésentente entre Lang et Setton Miller (ici producteur et scénariste), mérite-t-elle vraiment ce désamour ? N’y en a-t-il réellement rien à tirer ?

Loin de là ! Espions sur la Tamise, sans être un chef d’œuvre de l’envergure d’un M le Maudit, n’en reste pas moins une œuvre intéressante de par ses inégalités, sa mise en scène et son mystérieux récit. On y suit Stephen Neale (Ray Milland), qui sort d’un asile après un séjour de 2 ans, sans que l’on nous en évoque le motif. Suite à cela, il va se retrouver embarqué dans une suite d’événements invraisemblables et aux connexions nébuleuses. Suivant les conseils d’une voyante, qui lui permettent de remporter un généreux gâteau à un concours, il se retrouve alors poursuivi par un mystérieux homme qui semble en avoir après sa vie. Et tout ceci n’est que le début ! Il faut le reconnaître, l’aventure de Stephen intrigue : twists et rebondissements jonchent le sentier sinueux qu’il emprunte bien malgré lui. Tant et si bien, que l’on questionne la réalité des événements qui lui tombent sur le coin du visage. Avançant sur un ton chancelant, le long métrage va jusqu’à questionner de la même manière notre boussole morale quant au crime commis par Stephen, que l’on découvrira plus tard. Une ambiguïté prégnante, que l’on retrouve également dans la mise en scène.

Hitchcockien sur les bords, avec son suspense omniprésent ou bien ce motif de l’homme « seul contre tous » accusé à tort, Espions sur la Tamise n’en est pas moins marqué par la patte de Lang. Ses passages expressionnistes, ses jeux de miroirs (la scène chez le tailleur et sa profondeur fictive) et les multiples références à sa propre filmographie (Stephen qui rend sa balle à une enfant rappelle bien entendu M le Maudit), prouvent que Lang, même privé de liberté, a pu insuffler son style, même partiellement, à cette œuvre.

C’est dans son inégalité de tons que l’œuvre trouve par chance son identité. Ce jonglage incessant va comme un gant à cette intrigue brumeuse qui nous égare en enchaînant les situations incongrues. L’enquête de Stephen ne manque pas pour autant de croiser des repères solides du film noir (la femme fatale, le flirt avec le whodunit…) qui permettent au spectateur de garder le fil pour mieux le remonter.

Restent néanmoins quelques points noirs difficiles à éviter dans le cadre d’une telle collaboration. Marjorie Reynolds, imposée à Lang (comme le reste du casting), dans le rôle de Carla Hilfe semble s’être égarée sur le tournage. En témoigne son jeu sans conviction, qui endormirait une pilule de Xanax. Difficile alors de croire à la romance qui se crée entre elle et Stephen au cours du film, ce qui altère les enjeux de certaines scènes dont la vraisemblance est sacrifiée. Rattrapé par son contexte, Espions sur la Tamise devient plus clair dès lors qu’on le replace dans son époque et son ton de propagande hollywoodienne, qui sera lui-même bafoué par un dernier plan à l’humour hasardeux.

Malgré ces ombres au tableau et les entraves qu’il a pu rencontrer, on sent tout de même que Lang veille au grain. En ressort un objet intéressant, cabossé par endroits, qui tire aussi son charme de certaines de ses imperfections. Un numéro d’équilibriste qui manque de chuter et se rattrape in extremis, tout en feignant que cela faisait partie intégrante du spectacle. Quand bien même le spectateur n’est pas dupe, cela ne l’empêche pas d’apprécier la performance.

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