La Forme de l’Eau : Retour à la source

Guillermo Del Toro aime ses monstres et il nous le montre une fois encore. Hommage à L’Etrange Créature du Lac Noir (1954) de Jack Arnold, l’amphibien sans nom que nous présente La Forme de l’Eau n’est pas là pour nous plaire. Poisseux et meurtri, on sait bien vite qu’on a affaire à un animal blessé qui n’a pour seule réponse que l’agressivité face aux traitements qu’il subit. On pense aussi immédiatement à Abe Sapien de Hellboy ou encore La Belle et la Bête dont Del Toro devait s’occuper. Car oui, c’est bien d’une histoire d’amour inter-espèce dont il est avant tout question ici. Une romance qui s’installe lentement entre l’amphibien et Elisa Esposito (Sally Hawkins), une femme de ménage mutique et gauche, qui officie dans un complexe militaire secret, le tout pendant la Guerre Froide. 

L’ambiance du film rappelle le premier Bioshock dans son esthétique très fifties aux influences Art Déco et l’omniprésence de l’eau indispensable à la survie de l’amphibien. Support à une lumière tantôt gluante tantôt vaporeuse, et accompagné par de vraies gueules éloignées des canons habituels, La Forme de l’Eau souligne le caractère subjectif de la beauté. On est dans un premier temps comme un joueur qui découvre un jeu. La caméra nous fait visiter les lieux, une distance se crée pour mieux se briser par la suite afin de mieux nous rapprocher du couple à mesure que celui-ci fait de même.

La relation qui se tisse doit bien entendu rester confidentielle, ce qui ajoute un enjeu supplémentaire à cette dernière. Que ça soit par sa collègue et amie Zelda (Octavia Spencer à l’aise dans son rôle de grande sœur protectrice), ou par son supérieur, Richard Strickland, qui s’entiche d’elle de manière malsaine et possessive, le secret ne manque pas d’être malmené par les rares personnes qui lui prêtent de l’attention. Plusieurs scènes feront naître une tension lente qui menace un équilibre fragile sur lequel le film joue constamment.

Que dire alors de la performance de Michael Shannon, qui campe Strickland, volant quasiment la vedette au couple ? Avec ce personnage brutal, misogyne, raciste et surtout abreuvé de patriotisme aveugle, un véritable chien fou, on le comprend vite : le monstre c’est lui. L’humain capable du pire, ivre de reconnaissance, biberonné à la propagande de l’époque. Rien que du très classique et de l’attendu dans les thèmes abordés, mais délivrés avec une telle maestria que ce n’est jamais une gêne. Au contraire, La Forme de l’Eau est un rappel nécessaire par les temps qui courent, une leçon exemplaire de narration par l’image.

Del Toro joue constamment sur le contraste, à commencer par les différentes teintes de vert qui habillent son œuvre, mais surtout entre la pureté des sentiments partagés et la noirceur qui s’y oppose, entre la routine sublimée par une mise en scène millimétrée et les instants plus intenses, entre mutisme et répliques bien senties… Les indices et autres fusils de Tchekov, utiles à l’avancée du récit, sont introduits avec un naturel discret qui confine au génie. Le handicap d’Elisa devient sa force et celle du film, le langage cinématographique prenant le pas sur la linguistique. Baignés tous deux dans le silence, elle, de par son handicap, et lui, parce qu’il vit sous l’eau, elle signe, il mime, et l’image raconte. Jones parvient malgré son costume à faire passer les émotions de son personnage sans mal. Les personnages abîmés, inadaptés au monde qui les entoure, nous invitent dans la bulle qu’ils se sont construite au cœur du tumulte qui cherche à les séparer. Une idylle impossible, simple dans son déroulement, mais magnifiée par son traitement.

Fable à la croisée des chemins entre poésie, conte et mythe, La Forme de l’Eau agit frontalement sans épanchements inutiles, pour arriver avec candeur vers un final convenu mais efficace. Guillermo Del Toro montre ici qu’il est un conteur hors pair, en respectant les règles de narration, construisant sa mise en scène autour de son récit, pour en tirer le maximum. Reste son aspect verdâtre, glauque et humide qui peut refuser au spectateur trop frileux l’entrée dans cet univers. Un choix nécessaire faisant partie du challenge de charmer avec le repoussant, que le réalisateur relève sans mal pour ceux qui se laisseront porter. Guillermo Del Toro aime ses monstres et il fait tout pour nous transmettre cet amour.