Taxi Sofia – Rencontre avec Stephan Komandarev, réalisateur du film.

Par votre nouveau film, Taxi Sofia, vous présentez une Bulgarie inquiétante, assez sombre  ?

Notre volonté était de présenter une image totalement réaliste et authentique de ce qui se passe en Bulgarie. Mais à voir les réactions après Cannes et les autres festivals où le film a été présenté aussi, ce qui se déroule dans les taxis et à l’extérieur est assez universel et pourrait se passer dans d’autres villes d’Europe. Les thèmes sont bulgares, mais universels dans le fond par rapport à ce qu’il se passe dans le monde actuellement. La première fois que j’ai eu vent d’une telle réaction, c’était par l’équipe de sélection du Festival de Cannes. Ils m’ont dit que les histoires étaient assez particulières par rapport aux différents événements se déroulant actuellement en Europe. Après c’est ma réalité propre, ce que je connais, je vois. C’est ma ville, alors tout se passe à Sofia. Je ne pourrais le faire à Paris ou Madrid. Ça n’aurait aucun sens pour moi. Je souffre pour cette réalité, ce pays, cette ville. J’habite toujours sur place avec ma famille, mes enfants. Je dis toujours que le début de ce film vient du fait que j’ai deux enfants, 9 ans et 14 ans, et depuis 6/7 ans, je me suis rendu compte de mon inquiétude pour eux via cette société. J’ai commencé alors à prendre des notes, à accumuler des archives et rencontrer des gens pour dépeindre mon inquiétude. Ce qui m’a amené vers les taxis, car où de mieux pour prendre le pouls et voir le sens de la réalité que l’arrière d’un taxi. Ce n’est pas la télévision.

Votre vision est assez pessimiste de votre pays  ? La vision d’extérieur est assez catastrophique surtout pour un pays membre de l’Union européenne.

Je ne pense pas. Mais oui nous sommes membres de l’Union européenne, mais aussi le pays membre le plus pauvre. Le pays est au cœur d’une transition. Depuis notre sortie du communisme il y a 27 ans, nous sommes passés d’une extrémité à une autre, du communisme au capitalisme sauvage. On a détruit beaucoup de choses, certaines choses qu’on aurait dû garder importantes, mais dont on a effacé, ce qui a infecté une génération. Cette génération l’a payée cher et durement. Un tiers de la population est partie de Bulgarie durant ces années-là. On était 9 millions en 1989 et aujourd’hui nous sommes 5 millions. Avec ce qu’il s’est passé avec les systèmes d’éducation, sociale et de santé, l’après-communisme, pleins de promesses ont été faites, que les choses seront parfaites par cette main invisible du marché. Le résultat est au final pas très concluant.

Par le portrait de la Bulgarie et celui des protagonistes, quelle relation souhaitez-vous établir  ?

Chaque personnage est inspiré de personnes existantes à Sofia. Des chauffeurs de taxi la nuit que j’ai rencontré. Sauf un, l’homme âgé ayant perdu son fils qui provient d’une nouvelle de Tchékov. Sinon tout le reste provient de la réalité de cette ville. Les mots clés pour ce film sont réalisme et authenticité. C’est ce qui réunit tous les personnages. Ce sont les points unifiants du film et de l’histoire.

Vous les avez tous rencontrés un par un  ? C’est un point soulevé dans le dossier de presse. Cette enquête personnelle, cette recherche minutieuse avec toutes ces rencontres.

J’ai rencontré des chauffeurs de taxi pendant des mois. J’ai des histoires pour 4 longs-métrages au moins (rire). Les chauffeurs sont chaque nuit dans les rues à regarder la réalité depuis leurs voitures. Ils savent précisément ce qu’il se passe, ils connaissent la réalité. Ce n’est pas la télévision, ils vivent cette réalité chaque nuit. Je rassemblais toutes les histoires chaque nuit pendant des mois et finalement on a choisi un panel d’histoire pour commencer à travailler sur le film. On a eu deux chauffeurs qui sont devenus comme des consultants sur le tournage, ils ont lu les différentes versions du scénario, puis ils nous ont donnés des conseils, pour une nouvelle fois être dans le réalisme. Il y a un certain pessimisme dans le film, mais c’est un pessimisme réaliste, authentique. L’idée principale du film est d’être optimiste. Que ce film soit un petit pas pour faire avancer les choses. C’est ma contribution par le cinéma et son art. J’étais médecin avant d’être cinéaste. Et je pense que si chacun contribue à sa manière dans son domaine, on pourra enfin avancer et faire quelque chose de bien.

À travers cette nuit froide, on perçoit des taxis partout. Les rues sont envahies de taxi, parfois autant voire plus qu’à New-York.

Oui, on s’est rendu compte qu’il y a trois types de véhicules  : les taxis, la police et les ambulances. C’est la représentation de la nuit, son image.

Vous créez ainsi un lien entre tous les personnages du film. Ils se croisent tous un moment ou un autre.

Exactement, l’idée était de voir les taxis se rencontrer et allez à la rencontre des gens. On s’est aperçu au début de la production du film que les taxis sont comme un système social parallèle. Une sorte de tampon psychologique à qui les clients se confient volontiers à l’arrière de la voiture. Les chauffeurs ne sont pas que chauffeurs. Ils sont professeurs, médecins, prêtres la journée et pour compenser un salaire loin d’être suffisant en dépit de niveaux d’études suffisants, ils sont taxis la nuit. Cela crée une certaine proximité. Il y a trois prêtres à Sofia. Je connais les trois. Ils conduisent tous les trois la nuit en tant que chauffeurs. Chacune de ses personnes a leurs opinions sur la réalité, la société et l’état, et c’est très intéressant d’avoir à chaque fois une conversation avec eux pendant les trajets. Voilà pourquoi nous avons choisi les chauffeurs de taxi.

Vous prenez position pour chaque chronique sur des figures fortes en termes de cinéma  : un père de famille, une femme rédemptrice, un bon samaritain ou encore un prêtre. Comment les avez-vous intégrés au film pour qu’il prenne sens et forme  ?

Il a fallu faire un choix au départ avec la multitude d’histoires récoltées. Puis il a fallu les développer, car chaque histoire est inspirée d’un fait réel. La chose la plus difficile fut de créer cette liaison entre toutes les histoires. Voilà pourquoi on a créé la première histoire en pleine journée entre l’entrepreneur et le banquier. C’est le lien, l’onde de choc sur tout le film pour finir sur la jeune fille devant l’école remplie de neige en pleine journée. C’est un souhait d’optimisme. On commence le jour, on finit le jour.

Quelle est votre signification dans l’utilisation des différents plans-séquences pour illustrer chaque personnage  ?

Lorsque nous avons commencé à travailler sur l’histoire et le tournage avec mon producteur, nous avons mis en point d’orgue le réalisme. On a pris la décision de tourner en plan-séquence pour cela. Avoir cette authenticité, cette forme documentaire à rouler dans le trafic réel de Sofia avec les comédiens au volant avec les clients derrière. Ça donne une tension, un réalisme. De façon traditionnelle, avec du montage, champs/contrechamps, on n’aurait pas eu cette profondeur.

Avec Taxi Sofia, j’ai eu ce même sentiment devant Le Décalogue de Kieslowski. Est-ce une de vos références  ?

J’aime beaucoup Le Décalogue. Je l’ai vu plusieurs fois lorsque j’étais jeune. J’aime beaucoup aussi Les Trois Couleurs. Le travail de Kieslowski a été une motivation pour moi de devenir cinéaste. Ça m’a donné une inspiration, donc forcément ça transpire sur mon cinéma.

Vous avez de l’espoir pour votre pays dans les années à venir  ?

Oui, c’est pour cela que j’ai fait le film. Je fais partie des optimistes qui sont restés. J’aime ce pays et je veux changer quelque chose, mon métier y aidera peut-être, en tout cas j’y apporte ma contribution pour.

Propos recueillis par Mathieu Le berre.

Remerciements pour l’entretien à Robert Schlockoff et Jessica Bergstein Collay

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