Profession du Père : Entretien avec Jean-Pierre Améris et Quentin Sirjacq.

Présenté lors de la 7e édition du Festival du Cinéma et Musique de La Baule, Profession du Père est l’adaptation du roman éponyme de Sorj Chalandon, dont Jean-Pierre Améris tire une version personnelle avec la collaboration fidèle de Muriel Magellan. L’histoire d’Émile, 12 ans, qui vit à Lyon dans les années 1960, aux côtés de sa mère et de son père. Ce dernier est un héros pour le garçon. Il a été tour à tour chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Église pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle. Et ce père va lui confier des missions dangereuses pour sauver l’Algérie, comme tuer le général.
Profession du Père a ouvert le festival le mercredi 23 juin 2021, Jean-Pierre Améris était présent, accompagné du compositeur du film, Quentin Sirjacq, dont c’est la troisième collaboration entre les deux hommes. L’occasion pour Close-Up Magazine de les rencontrer plus tôt dans l’après-midi pour un entretien croisé pour la sortie du long-métrage le 28 juillet 2021 au cinéma.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le roman de Sorj Chalandon  ?

Jean-Pierre Améris : J’ai toujours aimé le travail de Sorj Chalandon dont j’ai lu tous ses romans. Il a souvent traité du thème de la mystification. Dans ses livres, son personnage se fait souvent avoir par les fictions d’un autre, croit dans les histoires d’un autre et s’aperçoit que c’était faux. Et avec Profession du père sortie en 2015, il nous racontait que c’était son père le grand mythomane. Que toute cette thématique de mystification venait de son enfance. Et c’est quelque chose qui m’a beaucoup ému. Sorj Chalandon est lyonnais comme moi, dans ses années 1960, je reconnaissais mon enfance. Mon père n’était pas mythomane, mais violent et j’ai reconnu beaucoup de choses de mon enfance. À partir de là, j’ai eu envie de me glisser dans l’histoire de Chalandon pour redonner vie à l’enfant de 10 ans que j’étais.

Souvent dans les adaptations, il y a des choses personnelles qui ressortent, et la question intéressante à poser est  : qu’est ce que le réalisateur vient rechercher dans ce roman ? Qu’est que vous avez apporté de façon personnelle de ce film ?

Jean-Pierre Améris : J’ai tout de suite dit à Sorj Chalandon que je ne traiterais pas l’adolescence qui a une bonne place dans le roman. Ce qui me touche, là où je m’identifie au personnage du petit garçon, c’est la partie de l’enfance. Je souhaitais faire un film sur le point de vue de l’enfant, comment on fait quand on a dix ans avec l’amour inconditionnel que l’on a pour ses parents, mais aussi toutes ses choses que l’on ne comprend pas : Pourquoi papa est violent ? Pourquoi il humilie Maman ? Pourquoi Maman accepte ? Je voulais vraiment raconter cette histoire tiraillée entre l’amour et l’angoisse de l’enfance.

Là est la grande réussite du film, vous mettez votre point de vue au niveau d’Émile, le spectateur plus particulièrement à ce niveau, notamment une séquence au début du film qui m’a beaucoup marqué où le père est debout dans la chambre d’Émile qui est assis sur son lit et Benoît Poelvoorde regarde le spectateur, regarde ce point de vue qui est finalement Émile. Comment ce choix s’est décidé puis comment avez-vous opéré pour le garder tout le long du film ?

Jean-Pierre Améris : Au scénario déjà, c’était clair que nous, spectateurs, ne verrions jamais autre chose que ce qu’Émile voit. On est avec lui pour rendre compte du fait d’avoir dix ans. On est dans sa chambre avec ce couloir qui nous semble faire des kilomètres et au bout, la chambre des parents où on les entend se disputer. Ce couloir me semblait interminable. Tout est mystérieux dans l’appartement familial, tout est loin. Il fallait garder ce point de vue de l’enfant, respecter cette taille.
C’est vrai que par cette hauteur de caméra, le père est impressionnant, sorte de héros à la Gary Cooper au cinéma. C’est comme au cinéma, tout est plus grand, on lève la tête pour voir un écran impressionnant, disproportionné par rapport à la vie. J’ai essayé de garder ce point de vue en permanence d’un enfant de dix ans.

Là vous rendez le spectateur encore plus petit qu’il ne l’est dans la salle, Benoît Poelvoorde est immense.

Jean-Pierre Améris : Je voulais vraiment que le spectateur soit impliqué. Les premiers spectateurs me racontent avoir vécu une véritable aventure d’enfant avec du suspense. C’est déjà en partie dans le roman quand Sorj Chalandon le raconte, il était apeuré et en même temps excité de jouer avec son papa à travers ses mensonges entre les actes d’espionnage ou de poster des lettres anonymes, faire le guet, faire des filatures, il était complètement excité et c’est pour cela qu’il ne disait rien à la mère parce que « papa m’entraîne dans ses aventures », c’est fort pour un petit garçon. Donc il y avait ce côté suspense/aventure impliquant le spectateur dans l’intimité de cette famille. Je ne souhaitais surtout pas un film en distance, ce n’est en rien un règlement de compte envers mes parents qui sont morts maintenant, même pour mon père en qui j’ai gardé de l’amour et de la compassion. Je me dis qu’il souffrait énormément, donc je ne lui en veux pas. Je souhaitais donc que le spectateur soit impliqué se disant un instant que ce père est attachant puis à l’instant suivant qu’il est effrayant, que la mère est pleine de compassion, puis l’instant d’après lâche ou complice. Même le petit garçon avec son camarade, le pied noir, il devient à son tour manipulateur. Je souhaitais que la position morale ne soit pas si simple pour le spectateur.

Parce que vous racontez quelque chose d’assez grave, d’assez dramatique.

Jean-Pierre Améris : C’est une maltraitance ! Sur un ton – et Chalandon aime bien ça, même si le livre est bien plus noir que le film – tragi-comique à l’italienne. C’est pour cela que je vais vers Benoît Poelvoorde dont je trouve qu’il a quelque chose des acteurs italiens de la grande époque : Alberto Sordi, Vittorio Gassman qui n’hésitaient pas à jouer des monstres, mais tout en gardant leur humanité.

Justement, cela me fait revenir sur votre position, ce point de vue que vous réussissez à avoir d’enfant de dix ans. Comment avez-vous réussi à trouver ce recul, cette distance, à être un enfant de dix ans par rapport aux événements ? Nous n’avons jamais notre position d’adulte pendant le film, ce qui est incroyable.

Jean-Pierre Améris : C’est peut-être inquiétant me concernant (rire). Je me sentais encore capable de faire un film du point de vue enfantin parce que j’en ai gardé quelque chose de très présent, de vif, de ses impressions d’enfance, cette peur aux repas quand je voyais mon père qui sentait les assiettes prétextant puer l’œuf pourri et ma mère qui courait les laver dans la cuisine. On se souvient de craindre le moment où cela va exploser. D’être aussi impressionné face à ce père gueuler devant les politiques à la télévision, cette capacité du cri, de l’éructation. C’était tellement présent en moi que je me sentais capable de le faire à hauteur d’enfant. Certainement pas du point de vue de l’adulte qui se penche sur l’enfance, sur le problème de la maltraitance.

Quentin Sirjacq : Je me rends compte maintenant du fait de ne jamais juger le personnage de Poelvoorde en tant qu’adulte à adulte, c’est grâce à cette subjectivité, de ce point de vue de l’enfant. On ne peut pas regarder ce personnage, le juger, le condamner moralement grâce à cette position d’enfant.

Jean-Pierre Améris : Et je n’aimerais pas avoir cette position moralisatrice ! C’est peut-être plus dérangeant, mais c’est mon point de vue. La base est « j’aimais mes parents ». J’aimais mon père, peut-être pas quand il me frappait, mais quand même. Et je vois aujourd’hui du fait de grandir, la fin de l’enfance est de voir ses parents comme des pauvres êtres humains. Ce n’est pas péjoratif quand je dis cela, mes parents souffraient, mon père a été détesté par ses parents, il n’a jamais trouvé sa place, il avait de gros problèmes avec le réel. J’en avais déjà un peu parlé dans Les Émotifs Anonymes dans la séquence avec le psy où Poelvoorde en faisait le portrait comme quelqu’un de très angoissé. Ce sont des gens angoissés, tellement dans le ressentiment qu’ils font payer à ceux qui sont là, au cercle familial. Parce qu’ils peuvent avoir une impression de pouvoir qu’ils n’ont pas dehors où ils se font humilier, où ils sont mal.

J’appuie sur le point de vue, car à la fin du film qui se déroule 25 ans après, c’est intéressant de voir son évolution avec Émile devenu adulte qui accompagne ses parents.

Jean-Pierre Améris : Très difficile à faire et à monter

Et le dialogue d’Audrey Dana qui dit à son fils «  parce que c’était plus simple » m’a serré le cœur.

Jean-Pierre Améris : C’est venu à la scénariste Muriel Magellan sur une variation qui est dans le livre de Chalandon. C’est une phrase qui ressort beaucoup chez les premiers spectateurs. C’est la force du déni pour ces femmes-là et je ne souhaitais pas être dans le jugement. Elle pourrait se révolter quand elle les entend faire un entraînement militaire à 4h du matin, lui dire de laisser son fils tranquille, qu’il a école le lendemain et d’aller se coucher. Mais c’est trop facile, car aujourd’hui encore le silence s’opère chez certaines femmes. Alors, imaginez dans les années 1960 !?! Elles ont peur, ma mère disait « Ne faisons pas d’histoires ». Il y a une capacité de déni incroyable qui est une façon de se sauver soi-même. J’avais fait un film sur les femmes battues il y a 15 ans pour la télévision, ces femmes ne partent jamais aux premiers coups, mais il faut partir dès les premiers coups. Et c’est cela qui était intéressant dans le travail avec Audrey Dana, et elle le dit elle-même donc je peux en parler. Cette actrice, femme moderne et indépendante, s’est retrouvée sous l’emprise et être battue n’osant pas en parler avec ses hommes. Donc ça peut arriver à tout le monde.

Un autre aspect du film qui est assez rare encore aujourd’hui dans le cinéma français est ce début des années 1960 où vous ne racontez pas frontalement la guerre d’Algérie ou la politique de la France de cette époque, mais ces deux points sont tout de même présents dans l’atmosphère du film, dans l’ambiance générale. Quelle a été votre approche, comment l’avez-vous travaillé ?

Jean-Pierre Améris : Pour moi il était clair de ne pas vouloir faire un film historique, en rien une reconstitution. Encore une fois, c’est le point de vue de l’enfant qui nous y amène. Quand on est enfant, on n’y comprend rien. Je me dis aujourd’hui quand on est enfant, car il y a des échos avec notre époque, concernant le père, il serait sur les réseaux sociaux à balancer des choses anonymes, à être dans le ressentiment, dans la haine, gilets jaunes presque face à Macron, et puis Bill Gates a inventé le virus pour gagner de l’argent, cette paranoïa des gens qui se sentent sur le côté, qui n’osent pas faire quelque chose de leurs vies. Et les enfants avec tout ce qu’ils voient entre les manifestations, le virus, le terrorisme, comment font-ils avec toute cette violence du monde !? Donc là c’était encore plus subjectif, intemporel que proprement historique. Il ne s’agissait pas de rentrer dans l’histoire, car c’est vu par l’enfant. 

Quentin Sirjacq : Je rebondis, car finalement cela fait un parallèle avec les enfants du Djihad, cette violence absolue, totalement désorganisée, contraire à toutes les grandes guerres stratégiques jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Dans ce 20e siècle où les enfants sont des armes, ça raconte aussi l’embrigadement, de comment on peut être manipulé enfant et être le sujet d’une violence du délire adulte. Le film a des résonances avec le monde contemporain mêlé à un axe sentimental, autobiographique puis le sujet de l’embrigadement qui est terrible. C’est un poison, car pour moi la vraie victime du film est Lucas, le petit pied noir, qui a cru suivre un chef. C’est terrible quand on est perdu et qu’on se raccroche à une force totalitaire qui a su capturer les faiblesses de l’autre pour l’embrigader.

Jean-Pierre Améris : D’ailleurs cela reste la grande culpabilité de Sorj Chalandon, c’est son histoire, ce petit pied noir, qu’est-il devenu ? C’est une bascule dramatique dans le film quand il dévoile ce dédoublement de la victime qui devient bourreau et d’un coup il y a une mise en abîme inconfortable. Ce n’est plus la petite victime du père qui lui entre en dépression et décline s’enfonçant dans son lit. Et le fils reprend le flambeau pour lui plaire, lui prouver sa valeur et le sauver. C’est des mécanismes tortueux, très humains, puissants. Le film est réaliste sur ce point même si c’est amplifié par le cinéma, et encore, l’humain a cette capacité et on peut s’y identifier. C’est touchant, on peut y retrouver des choses de son quotidien, soit chez soi, soit sur son palier.

Justement Quentin, l’année 1961 a joué un rôle dans votre composition ? 

Quentin Sirjacq : Je m’y suis peu intéressé. Il y avait déjà des apparitions de Bourvil et quelques autres chansons avec des archives à la télévision, je n’ai pas voulu placer la musique dans un même souci de réalisme et Jean-Pierre non plus. Le fait donc de ne pas prendre des instruments anachroniques, comme des synthétiseurs, d’être assez sobre et intemporelle dans l’orchestration, dans l’écriture musicale, de ne pas faire apparaître du rock, de rester neutre, du coup pas trop typé particulièrement années 60, ni 1970 d’ailleurs.

Jean-Pierre Améris & Quentin Sirjacq

Jean-Pierre, comment avez-vous travaillé le rôle et ses mécaniques avec le jeune comédien qui incarne Émile ?

Jean-Pierre Améris : J’adore travailler avec les enfants acteurs, je ne fais pas de différences avec les comédiens adultes. Au casting, j’attends le coup de foudre, qui j’ai envie de filmer, et là c’en était un. J’avais repéré Jules Lefebvre dans un film belge, Duelles, où il était formidable. Puis à la première rencontre, j’ai trouvé qu’il avait une beauté et en même temps une étrangeté, il n’était pas sans m’évoquer le petit garçon du Tambour de Volker Schlöndorff, quelque chose de malin, d’intelligent. Et ensuite on lit le scénario ensemble, je lui raconte mes souvenirs, on parle ensemble des scènes, du processus et il a très bien compris les choses. D’ailleurs les enfants comprennent toujours très bien les choses.

Cela me fait penser à la séquence parents/prof où vous focalisez la caméra sur Émile qui comprend la trahison de son père. Et là il commence sa mue vers l’âge adulte. 

Jean-Pierre Améris : Complètement. Cette séquence de trahison le sauve le ramenant à la réalité brutale. Ça le sauve sinon il serait resté dans l’imaginaire du père, dans sa folie. Il revient lui permettant ensuite d’affronter son père, de le braquer et lui dire ses vérités et rejeter sa folie. Il ne croit plus en son père et devient indépendant. Car au fond son père veut son petit garçon avec lui. Il n’est pas pervers, juste l’avoir avec lui en tant que spectateur, ne pas être seul. 

Votre collaboration dure depuis trois films. Comment vous avez travaillé sur le film avec une musique discrète ? Comment avez-vous trouvé votre place ?

Jean-Pierre Améris : Profession du Père est effectivement notre troisième film ensemble et on embraye prochainement sur le quatrième. On travaille bien ensemble, la collaboration est vraiment productive. Ce n’est jamais évident de travailler sur la musique. Je souhaitais éviter une musique qui renforce le mélodrame, qui fasse plus pleurer que l’histoire elle-même. Quentin a réalisé – il en parlera mieux que moi – une musique à hauteur d’enfant, qu’elle participe à l’aventure à hauteur d’enfant susciter le suspense, approcher le film de genre comme le fantastique avec les séquences où l’enfant va poster les lettres la nuit, j’ai mis du brouillard qui englobe l’enfant. C’est un film autour de l’enfant. 

Quentin Sirjacq : J’avais composé des thèmes au scénario. Je travaille souvent depuis le scénario avec un imaginaire qui part de cette base, l’intuition et mes émotions par rapport aux ambiances, aux personnages, sans être synchro sur une séquence, la moindre scène. C’est plutôt des thèmes généraux. Puis Jean-Pierre est très mélomane, il apporte donc des idées, des références. Il avait envie d’avoir de la mandoline. Mais on ne souhaitait pas avoir une musique omniprésente, ne pas « sentimentaliser » à outrance les émotions chargées du film. Il fallait intervenir parfois pour créer une petite distance, un objet cinématographique et pas un objet de documentaire, donc de créer une distanciation nécessaire pour ne pas avoir un bloc d’émotions brutes violentes. Donc entre les musiques liées à l’enfance ou celle liée à la mère à la mandoline puis plus de suspense avec le quatuor à corde et finalement le piano que j’utilise pour la dernière scène du film et le générique où je laisse plus libre cours à l’émotion. Si j’ajoute beaucoup de sentiments par la musique, on risque de s’annuler, donc faut arriver dans les intervalles à juste créer des relances, épaissir quelques scènes, mais pas forcément à l’endroit des sentiments, plutôt faire de l’action, du suspense et pas forcément dramatiser. Parce qu’on orienterait beaucoup plus le regard. Donc ça paraît discret, mais il y en a souvent, mais on ne voulait pas de musiques spectaculaires ou virtuoses, mais par touches discrètes et clairsemées que la musique se tisse une émotion globale avec des musiques se rapprochant de l’enfance à la mandoline. Des musiques plus dramatiques, de suspenses et mélodramatiques à la fin qui pour moi correspondaient à la perte de l’enfance quand il est avec sa mère seule marchant après avoir vu son père à l’hôpital, il y a une sorte de résilience sur l’enfant qu’il était. Ça m’a beaucoup touché dans le film et j’ai essayé de faire une musique qui aille vraiment au plus profond de ce souvenir de la perte. Quand on passe à l’âge adulte, c’est exaltant, mais on perd des repères, le confort et l’amour inconditionnel envers ses parents. Le film raconte aussi ce passage à l’âge adulte, du fait de couper ce lien.

Quentin, vous dites avoir travaillé depuis le scénario. Comment on trouve le ton en tant que compositeur dans le scénario ?

Quentin Sirjacq : Je prends souvent l’analogie avec les grands compositeurs d’Opéra. Ils avaient un livret et ils composaient à partir du livret. Donc du coup si le livret est gai, enjoué, un peu subversif, la musique va répondre à cela en étant rapide ou piquante. Si c’est des grandes envolées lyriques sur les légendes d’Europe du Nord à la Wagner, des grands drames, la musique va être étirée, pompeuse, lourde. On fonctionne en termes de moyens technico-émotionnels pour correspondre à un sujet. Bien souvent la musique pure est un moment historique précis. Même les grands compositeurs ont eu des supports textuels. Mozart c’est de la comédie, des drames ou de la poésie peuvent être également à l’origine du son. Chez Jean-Sébastien Bach, c’était les messes, la bible son support de créativité. La musique ne sort jamais de rien, du coup le support du scénario est déjà un vecteur d’émotions. Quand je finis le scénario et que je le referme, je me mets à mon piano et j’ai des émotions de lecteur que je retranscris par différents thèmes, plusieurs propositions que l’on met à l’épreuve des images. Là, commence alors un deuxième travail. Mais parfois on a juste le film et on se questionne à savoir ce que l’on a, cela devient plus technique. Mais parfois il y a une source depuis la lecture du scénario. Je ne pense pas être le seul. Il y a une autre logique qui s’ajoute à savoir que la musique ne doit pas parler au même endroit que l’image, comme on en parlait plus tôt. La musique a son propre langage, un langage complet. Du coup, si elle explique ce qu’elle voit et ce que l’on voit, il y a une redondance. Par exemple, dans le film, si on avait trop « sentimentalisé » la musique on aurait créé une redondance et le film serait devenu pathos, beaucoup moins subtil qu’il ne l’est. Du coup, il fallait placer le curseur au bon endroit, réfléchir avec les personnages, traiter le sujet avec son époque, quel instrument va-t-on choisir, quel type de dynamique de thème correspondrait aux personnages et aux situations. Et une fois que l’on a notre thème, on peut le découper soit plus lent soit plus rapide, le distiller de façon plus organique dans le film pour créer, non pas une série de petites scènes comme dans la pub, mais un thème ou une couleur qui vont pouvoir être déclinés sur tout le film sans être un moment, mais créer un continuum, que ça cimente les scènes. Et à la limite, quand on a oublié la musique et que l’on a aimé le film, c’est qu’elle a fonctionné pour moi, non parce qu’elle a apparu comme de la musique, mais parce qu’elle a contribué à un art collectif, à un art total, ce qu’est le cinéma pour moi. L’une des inventions majeures du 20e siècle, un art total et quand la musique s’ajoute apportant un supplément d’âme aux images, aux acteurs et à l’histoire, tous les sens sont en émoi et l’instant de cinéma est complet.

Profession du Père est également votre troisième collaboration avec Benoît Poelvoorde, vous lui trouvez un nouveau rôle.

Jean-Pierre Améris : Il va du côté obscur de la force. Même dans les comédies, j’aimais lui donner des rôles complexes, car il est lui-même complexe. Dès la lecture du livre, pour moi, ça ne pouvait être que lui. Il se trouve qu’en parallèle, sans le savoir que c’était moi qui allais le réaliser, Benoît a adoré le livre, c’est un grand lecteur, et il a demandé à jouer ce rôle. Il faut dire qu’il avait à faire avec une enfance dysfonctionnelle comme le producteur du film enfant battu, moi et Benoît Poelvoorde. Il savait ce que l’on racontait. Puis l’occasion pour lui d’aller de ce côté-là, son entourage professionnel lui déconseillait vivement ce rôle d’homme raciste, violent avec sa famille. Ça m’a révolté. Dans ce cas, Al Pacino n’aurait pas dû incarner Scarface, la plupart des rôles de De Niro sont des truands ou hommes violents, et c’est ce qui est beau au cinéma et au théâtre – Richard III de Shakespeare – est de jouer la noirceur humaine et la comprendre surtout. 

Justement, comment avez-vous travaillé avec Benoît Poelvoorde sur ce film qui débute de façon légère pour finalement voir son personnage glisser vers la noirceur ?

Jean-Pierre Améris : Parfois il me trouve un peu dirigiste en me lançant : « Tu es un marionnettiste – je suis ta marionnette ». Il y a une confiance réciproque, je l’aime Benoît, il le sait et me fait confiance. Il sait que je ne vais pas le trahir. Du moment que les acteurs sont en confiance, c’est beau parce qu’ils peuvent se lâcher, y aller. Dans le film, il a du ventre, il transpire, il est rouge, mais il sait qu’il va être filmé avec affection tout de même. Les acteurs ont besoin de cela pour aller vers des zones dangereuses.

La cassure du personnage démarre lors de la confrontation avec les parents, là est le basculement de l’homme. 

Jean-Pierre Améris : Parce que cela concerne ses véritables parents avec qui il a un gros litige. Quand la grand-mère dit à Émile : « ton père n’a pas toujours été du bon côté », ça veut dire que pendant la guerre 1940, le père (celui de Chalandon directement) était collabo. D’ailleurs il va le raconter dans un nouveau livre qui sort à la rentrée de septembre (2021) qui s’intitule « Enfant de salaud » qui revient sur son père lors de la Seconde Guerre Mondiale et je crois que c’est n’est pas joli-joli malheureusement.
Mais pour revenir au film, on sent que le père passe par des crises qui le rendent dingue. Beaucoup de paranoïa aussi à vouloir savoir absolument les dires des grands-parents, savoir s’ils disent du mal de lui, ce qui le rend dingue. C’est des crises de paranoïa, de délires, ce qui relève de la pathologie pour cet homme. 

Parlons d’Audrey Dana qui n’est jamais oubliée pendant le film malgré la présence forte de Benoît Poelvoorde, vous lui réservez une place de choix entre son fils et son mari. Comment avez-vous travaillé avec elle pour l’imposer entre les deux ?

Jean-Pierre Améris : Son personnage est un franc portrait de ma mère alors je savais quoi faire avec Audrey et son personnage. Je trouve qu’elle est une actrice avec beaucoup de caractère, comme ma mère qui n’était pas du tout une personne soumise à priori. C’était une femme faite pour le bonheur, mais malheureusement mon père l’empêchait de chanter, de sortir et l’humiliait. C’était une violence conjugale. Et ça intéressait beaucoup Audrey Dana d’incarner ce personnage, car même en étant une femme moderne, elle a été une femme sous emprise avec des hommes qui se sont révélés être violents et humiliants et avoir accepté ça. Elle savait donc de quoi le personnage parlait.
C’était aussi important pour moi que les trois aient leurs importances : le père, la mère et le fils, c’est un film sur la famille et cela montre que la névrose familiale se crée avec tous les membres d’une famille. Chacun y participe, le père évidemment, mais du coup la mère et le petit garçon aussi, cela se fait ensemble et un moment il faut rompre le maléfice et partir en général ou dire stop comme Émile à la fin.

Et pourtant, 25 ans après, il y a toujours ce lien, faut que le père aille à l’hôpital et la mère a toujours du mal à avouer la folie et la violence du père. 

Jean-Pierre Améris : C’est la force du déni. Passer une vie à nier l’évidence, ça ne s’efface pas comme ça. Mais elle arrive à dire les choses, à la fin face à la barrière, je tenais à qu’Émile lui prenne la main. J’ai besoin dans mes films à avoir de la réconciliation. On peut me le reprocher à vouloir inscrire de la bonté, mais j’en ai besoin à la fin de mes films, que le spectateur sorte avec un peu de lumière. 

Car après la cassure, il y a une cicatrisation qui se met en place avec le fait enfin que la mère va connaître son petit-fils.

Jean-Pierre Améris : Oui car là c’est du Chalandon qui avait un frère également, et ils n’ont jamais présenté leurs enfants tant que le père était vivant. Ensuite ils ont présenté les petits-enfants à leur grand-mère. Les Chalandon sont bien plus durs que moi envers leur parent. Je n’amortis pas les faits par peur, mais il y a des choses qui me correspondaient et d’autres non. Chalandon a été généreux, il connaît bien le cinéma en écrivant des critiques pour Le Canard Enchaîné, et il sait qu’une adaptation n’est pas une illustration, mais un rebond d’une œuvre à une autre. Je raconte l’histoire de Chalandon tout en me glissant dedans à ma façon avec ce que j’ai vécu. Cela ne peut pas être stricto sensu le livre. C’est marrant car certains voient le film et ensuite achètent le livre et ont vraiment du mal à plaquer les images, imaginer Benoît Poelvoorde et le petit garçon sur le livre qui est beaucoup plus noir que blanc. Je conseille vivement de ne pas se précipiter entre la découverte du film et la lecture du livre pour ne pas être déboussolé.

Je souhaiterais, avant de conclure, parler de votre mise en scène. Le film a des cadres assez clos entre l’appartement, celui des grands-parents, la classe d’école et même les rues qui se trouvent confinées par le cadre. Comment avez-vous pensé le film, travaillé votre mise en scène et vu le film ?

Jean-Pierre Améris : Par le huis clos justement qui participe à l’histoire d’enfermement d’une famille sur elle-même. Qui plus est, quand on est enfant, l’univers est assez limité finalement : son jardin, sa maison/son appartement, son école, chez les grands-parents, l’univers enfantin est assez limité. À la fois cela peut-être des lieux rassurants et en même temps ceux de l’angoisse. On l’a bien vu pendant le confinement, des violences familiales se sont opérées, l’angoisse est décuplée comme emprisonnée. Il fallait vraiment avoir quelque chose du huis clos, sans prétention, mais par exemple la référence picturale/visuelle était Le Locataire de Polanski, maître absolu du huis clos. Donc, essayer de s’y approcher à ma juste valeur par le papier peint ou les meubles étouffants. J’aime beaucoup le fantastique. Je souhaitais que le décor fasse peur, étouffe un peu, participe du sentiment que l’on peut provoquer aux spectateurs avec les couleurs comme le vert, le rouge, le sombre. Et dans les rues, au cœur de Lyon, c’est comme du théâtre, fermées dans le cadre avec des murs dans le fond, on ne voit jamais le ciel quasiment dans le film. Donc à hauteur d’enfant, d’être dans un labyrinthe étouffant, comme une petite souris prise dans le piège dans les laboratoires. Il y a aussi une question de budget, on ne peut y échapper. Le film est un petit budget, mais ça devient un parti-pris de mise en scène finalement. Il vaut mieux ne voir personne, du coup cela sera un peu étrange sans la moindre figuration. Un point qui participe à l’étrangeté du film appuyant l’idée qu’on est dans la tête du petit. Le film est mental, jamais naturaliste, totalement fantastique et un peu décalé. J’adore Bunuel et c’est toujours fascinant de voir comment il fait ses films si étranges. On se rend compte dans, par exemple Tristana, qu’il n’y a personne dans les rues. Souvent Bunuel enlève tout le son pour éviter tout naturalisme. Par exemple dans Belle de Jour, les filles parlent dans la rue et on n’entend pas les voitures circulant dans la rue. On ne s’y aperçoit pas inconsciemment au début, mais c’est flagrant quand on revient sur le film. Ce sont des choses assez simples, mais c’est un procédé assez fantastique que l’on ne fait pas trop en France où on apprécie beaucoup le naturalisme, la reconstitution, la recherche du réalisme.

Propos recueillis le 23 juin à La Baule 
à l’occasion de la 7e édition duFestival du Cinéma et Musique de La Baule.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*