Memoria : Rememberfully Yours

Tout commence par un son. Presque uniquement par un son. Dans la nudité d’une chambre voilée par la pénombre et présentée dans la rigidité d’un cadre imperturbablement fixe. Plusieurs secondes, une à deux minutes peut-être, de silence et d’immobilité quasiment absolus. Et puis un son : celui d’une masse lourde, opaque, tombant dans le creux d’un puits tissé de métal et de matière aux réverbérations à découvrir au fil des instants. Et puis Jessica (Tilda Swinton) qui le perçoit, le sent, le subit littéralement, et qui cherchera de manière pratiquement obsessionnelle le sens, la signification de cette sensation auditive qu’elle semble seule à éprouver. Un son, un point c’est tout. Un son. Toute la mémoire du Monde dans ce choc creux, un brin grondant et sans écho considérable qui reviendra pourtant régulièrement tout au long du dernier film de Apichatpong Weerasethakul, comme une illusion à la fois passagère et rémanente, laissant des traces dans la psyché de Jessica, étrange femme aux activités mystérieuses (est-elle une anthropologue ? une artiste ? une horticultrice ?) déambulant dans des paysages colombiens d’une beauté proprement sidérante, fascinante, comme aux confins de l’hypnose…

Petite pépite de la sélection officielle du Festival de Cannes de cette année, Memoria fait figure d’authentique expérience de cinéma entièrement inénarrable, au rythme terrible et savamment lent donnant forcément du fil à retordre à nos cerveaux souvent habitués aux spectacles pyrotechniques mêlés de tensions, d’enjeux redoutables et d’agitations visuelles en tous genres. Ici donc le réalisateur thaïlandais quitte les lieux de son pays natal pour l’Amérique du Sud et la périphérie de Bogotá sans se départir de son style résolument contemplatif, nous plongeant dans un état situé entre l’eau de la torpeur et celle d’une inconsciente fascination. N’expliquant rien, démontrant encore moins quoi que ce soit le dernier film dudit Apichatpong Weerasethakul élève nos esprits après nous avoir plongé dans une ambiance plane, végétative, à deux doigts de l’ennui rédhibitoire… Mais le cinéma du magicien dont il est ici question mérite que l’on y persévère, que l’on puisse y vagabonder pour finalement y pénétrer sans jamais détacher les yeux de l’écran. Que comprendre – au sens rationnel du terme – de Memoria ? Ni plus ni moins qu’un état des choses cumulant les souvenirs et les innombrables instants de l’existence de l’humanité, qu’ils se concentrent tout d’un bloc dans la rugosité d’un caillou, dans la peinture murale d’un salon ou dans la rapidité d’une hélice contondante…

Nous suivrons donc, sur les deux heures dix du métrage proposé par l’auteur de Blissfully Yours, la quête métaphysique de Jessica l’occidentale et sa lubie concernant le fameux son sus-cité… Réussir à tenir tout un film sur un argument aussi simple, aussi ténu, aussi dérisoire force indubitablement le respect et l’admiration. Totalement représentatif de l’Oeuvre de Weerasethakul (au-delà de son atmosphère extraordinairement reposante se dégage une méditation sur la vie après la vie déjà très présente dans le saisissant Oncle Boonmee, Palme d’Or du Festival de Cannes 2010, ainsi qu’un goût très prononcé pour les visions fugaces, fantomatiques et envoûtantes ponctuant toute sa filmographie, de Tropical Malady à Syndromes and a Century en passant par Cemetery of Splendour…) Memoria nous laisse nous promener dans les ornières de son métrage sans jamais nous empêcher d’emprunter d’autres chemins susceptibles a fortiori de l’apprécier davantage : une oeuvre libre, ouverte sur le Monde et sur sa richesse inépuisable, qui certes se mérite et s’apprivoise, mais qui témoigne de ses vertus salutaires pour peu que l’on fasse l’effort d’y accéder. Notons enfin la formidable capacité du réalisateur à insuffler une dimension ultra-sensorielle à ses images et à ses sons, capacité d’autant plus remarquable qu’elle s’opère dans la distance des cadrages avec leur sujet, dans l’avarice du verbe et dans l’absence de tumultes ambiants. Un film haptique et immersif à découvrir absolument – et uniquement sans doutes – dans le silence d’une salle obscure. Superbe.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*