Michael Cimino ou l’artiste dissocié

Voici maintenant cinq ans jour pour jour que le cinéaste Michael Cimino nous a quitté pour s’en aller rejoindre un paradis que l’on imagine débordant de visions cinématographiques hors-normes, de paysages gigantesques et de personnages proprement littéraires. C’est donc le 2 juillet 2016 que l’auteur de Voyage au Bout de l’Enfer a définitivement déserté les lieux prestigieux du Septième Art, à l’âge canonique de 77 ans. Secret, excentrique et savamment ambitieux, le réalisateur américain nous a légué une Œuvre riche de sept longs métrages croisant les genres et les expressions artistiques, notamment deux chefs d’œuvre absolus qui aujourd’hui encore figurent parmi les plus grands films de l’Histoire du Cinéma : la success story représentée par Voyage au Bout de l’Enfer d’une part et la pièce maîtresse monstrueuse et maudite de La Porte du Paradis d’autre part… Retour sur le cinéma démiurgique et sans concessions d’un auteur à part entière, à la fois porteur d’un certain classicisme très ancré dans les valeurs culturelles américaines tout en se situant en marge des exigences des studios et des producteurs.

Le Canardeur (Thunderbolt and Lightfoot – 1974).

Nous sommes au coeur des années 70 et le Nouvel Hollywood bat son plein. Sous les conseils avisés de Clint Eastwood alors en pleine ascension, Michael Cimino décide d’adapter en images et en sons le scénario qu’il a lui-même imaginé quelques mois plus tôt : Le Canardeur, modeste récit de deux destins croisés dans l’immensité d’un Montana filmé à ciel ouvert, curieux mais déconcertant road-movie mâtiné de polar, de film de braquage, de western typique et surtout de buddy-movie. Rencontre improbable entre un ancien cambrioleur reconverti en faux-prêcheur séraphique (Clint Eastwood, éternellement minéral et flegmatique) et d’un jeune adulte faisant l’effet d’un malandrin plein d’illusions oisives et désinvolte (Jeff Bridges, fraîchement sorti de La Dernière Séance de Peter Bogdanovich), le premier film écrit et réalisé par Michael Cimino – s’il s’avère porteur de très belles promesses qui se verront par la suite entièrement tenues au regard de ses deux films ultérieurs – déçoit tout de même par son hétérogénéité un rien plombante car désarticulée ; si les personnages interprétés par les acteurs principaux inspirent assez vite la sympathie par leur caractère aventureux et fièrement virils, le rythme mené par cet inaugural long métrage de cinéma demeure un rien lacunaire, Cimino courant visiblement trop de lièvres à la fois sur le plan des éléments narratifs.

Bancal voire rébarbatif dans son écriture, Le Canardeur met près d’une heure pour entrer dans le vif de son canevas dramatique : la préparation méticuleuse d’un casse fomenté par Thunderbolt (Eastwood), deux de ses anciens camarades de galère et Lightfoot (Bridges), casse qui du reste se déroulera dans les règles de l’Art… avant la dissociation du quatuor durant les vingt dernières minutes ! On pense alors à la maestria du découpage d’un film comme L’Ultime Razzia de Stanley Kubrick, tant Michael Cimino parvient à installer sur le tard de solides enjeux scénaristiques tout en montant avec une belle intelligence LE morceau de bravoure de son film. Mais bien que l’on sente d’emblée l’enracinement profond du réalisateur dans les valeurs de son pays natal (enracinement passant entre autres par une sublimation assez géniale des paysages, spécificité qui enveloppera d’ailleurs l’ensemble de son Œuvre, de Voyage au bout de l’Enfer à La Maison des Otages en passant par Sunchaser…) ce premier essai reste néanmoins à l’état de brouillon, assez brillant certes, mais proprement inabouti dans le même temps.

Voyage au Bout de l’Enfer (The Deer Hunter – 1978).

Les années 70 furent pour le Septième Art et le Nouvel Hollywood un terreau d’excellences en tous genres et de toutes tailles, notamment marquées par le conflit opposant les États-Unis au Vietnam lors de la précédente décennie… Avant Coppola, Kubrick et consorts, Michael Cimino prend comme point de départ ledit conflit afin de réaliser son deuxième long métrage de Cinéma, accouchant cette fois-ci d’un véritable chef d’oeuvre prenant la forme d’une fresque intimiste de plus de trois heures. Narrant les liens d’amour et d’amitié d’une poignée de personnages issus de la communauté ouvrière et orthodoxe d’une petite bourgade de Pennsylvanie, Voyage au Bout de l’Enfer séduit par son ampleur, son lyrisme et sa charge résonante sans nulle autre pareille ; construite en trois parties, cette épopée suit le destin de Michael, Nick et Steve, trois américains de deuxième génération confrontés à l’horreur du Vietnam, s’attardant d’abord sur les deux journées précédant leur départ au front (le mariage de Steve suivi d’une partie de chasse menée par Michael, Nick et trois autres de leurs camarades), ensuite sur le conflit lui-même (essentiellement présenté sous le signe d’une longue séquence de roulette russe organisée par des soldats vietnamiens) et enfin sur les retombées post-traumatiques découlant de leur expérience (Michael reviendra entier mais meurtri, Steve se trouvera privé de l’usage de ses jambes et Nick disparaîtra de la circulation…).

Film de personnages, ouvrage romanesque s’il en est que le célèbre critique et historien F.X. Feeney qualifie de « l’un des films les plus littéraires qui soit, de par son rythme et par la remarquable densité de ses éléments narratifs » Voyage au Bout de l’Enfer semble être LE succès incontournable de l’Oeuvre de Michael Cimino : prodige de l’interprétation précédée d’un casting hors-norme (Robert De Niro dans le rôle principal de Michael, John Cazale génial en dandy mesquin et rabougri livrant ici son ultime prestation, Meryl Streep et Christopher Walken dans leur première grande apparition à l’écran…), gigantesque photographie de Vilmos Zgismond annonçant celle – encore plus gigantesque – de La Porte du Paradis, bande originale inoubliable mêlée de chants slovènes, du Can’t Take My Eyes Off You de Frankie Valli, d’un Nocturne de Chopin annonçant le cauchemar imminent et bien sur de l’incontournable Cavatina composée à la guitare par John Williams et réalisation pariant avec audace sur l’élasticité d’un récit privilégiant la description des moments partagés par les personnages entre eux au spectacle du conflit.

De la même façon que dans Le Canardeur, Cimino montre encore une fois un groupe, une communauté amenée à se disloquer face aux vicissitudes de l’existence. Moins film de guerre pur et dur (les séquences laissant la place au Vietnam durent en tout et pour tout à peine une quarantaine de minutes sur les trois heures de métrage) que drame humain proprement déchirant et mélancolique, celui de Michael Cimino arbore une identité fièrement américaine, chose que bon nombre de ses détracteurs lui ont reproché par la suite (inauthenticité historique de la séquence centrale de la roulette russe, patriotisme exacerbé de l’épilogue dont nous tairons le déroulement pour le spectateur vierge de toute information, dimension fascisante et outrancièrement héroïque de la figure de Michael… s’opposant néanmoins très intelligemment à celle du sensible et fin d’esprit Nick, son meilleur ami campé par un Walken littéralement hallucinant). Le film n’en demeure pas moins l’une des plus grandes réussites de l’Histoire du Cinéma, chef d’oeuvre de réalisation pragmatique à la charge émotionnelle mémorable (la très longue séquence de mariage installant les caractères du trio de futurs soldats et de leur entourage insuffle un mood proprement euphorisant, en plus de nous laisser pénétrer cette communauté russe-orthodoxe largement étudiée par le cinéaste…) et certainement responsable de l’ampleur quasiment mégalomane du film suivant de Michael Cimino, chant du cygne du Nouvel Hollywood, échec public et critique foudroyante doublé du naufrage irréversible de la United Artists aux portes des années 80…

La Porte du Paradis (Heaven’s Gate – 1980).

Le film d’une vie, celui de tous les excès et de toutes les folies, le prix à payer pour l’anticonformisme et la démesure : voilà ce que représente La Porte du Paradis de Michael Cimino, western crépusculaire du Nouvel Hollywood doublé d’une reconstitution cinématographique incomparable. Après avoir gagné la confiance des grandes majors hollywoodiennes et quelques-unes des plus importantes statuettes de la cérémonie des Oscars de l’année 1979 pour son Voyage au Bout de l’Enfer (meilleur film, meilleur réalisateur ou encore meilleur second rôle pour Christopher Walken…), le réalisateur américain embarque pour l’État du Montana afin d’y tourner son troisième long métrage, projet s’inspirant d’un évènement historique peu ou prou oublié des ressortissants de son pays : l’éradication populaire du comté de Johnson dans l’État du Wyoming, communauté d’ouvriers immigrés européens accusée d’anarchie et de vols de bétails par les grandes instances juridiques du district… De ce postulat purement factuel, Cimino livre sa grande fresque du mythe américain sur près de quatre heures de métrage dans sa version intégrale, reprenant la structure narrative ternaire qu’il avait emprunté pour son précédent chef-d’œuvre pour mieux la déséquilibrer dans le même mouvement de péril et d’audace. Comprenant un prologue tenant sur à peine une bobine entière, un développement dépassant les trois heures et un épilogue laconique et énigmatique durant moins de dix minutes, La Porte du Paradis sera une véritable catastrophe sur le plan financier, inversement proportionnelle aux moyens gigantesques déployés par le cinéaste ; il n’en demeure pas moins l’un des plus beaux films de l’Histoire de Cinéma, à la dimension esthétique souvent ignorée voire incomprise par le public et à l’argument idéologique méchamment contesté par la critique, même la plus éclairée…

Difficilement résumable car peu causale dans la conduction de son récit, La Porte du Paradis est à Intolérance de David W. Griffith ce que Voyage au Bout de l’Enfer est à Naissance d’une Nation : une réponse de Michael Cimino aux biens mauvais procès qu’on lui a intenté quant à ses convictions ouvertement fascistes et/ou patriotiques. Clairement orienté à gauche de l’échiquier politique, La Porte du Paradis narre le parcours de James Averill (Kris Kristofferson, tout à fait crédible en idéaliste réservé voire impénétrable) de sa sortie de l’Université de Harvard en l’année 1870 jusqu’au littoral de Rhode Island aux portes du XXème Siècle, mystérieux shériff du Comté de Johnson visiblement épris d’une prostituée au grand coeur vivant du bétail et du comptant répondant au nom de Ella Watson (Isabelle Huppert, simultanément sollicitée par Maurice Pialat sur son Loulou) et bien déterminé à défendre la cause des prolétaires des environs de Sweetwater et de Casper, principales communes du Comté. Il croisera également sur son chemin un curieux mercenaire moyennant avec l’Association à l’origine de l’exaction sus-citée (Nate Champion, auquel le fabuleux Christopher Walken prête ses traits), s’étant lui-même entiché de la belle Ella… Dès les premières minutes la forme resplendissante dudit western sautent aux yeux : photographie extatique de Vilmos Zgismond, centaine de figurants remarquablement dirigés par Cimino et mouvements de caméra circulaires proprement renversants ; et malgré le caractère abscons de ses tenants et aboutissants scénaristiques, cette pièce filmique demeure – pour peu qu’on aime les belles images – un véritable rêve éveillé.

Si la mégalomanie de son auteur-réalisateur se distingue dès son fameux prologue (ce dernier nécessita pratiquement à lui-seul le même budget que l’intégralité du Elephant Man de David Lynch tourné la même année, les deux films incluant l’inénarrable John Hurt qui incarne là un rhétoricien veule et vaniteux porté sur l’alcool) à la construction-déconstruction d’une ville entière en passant par des semaines de préparation comprenant cours d’équitation, de patins à roulettes, de tir à l’arc, etc… elle accouche miraculeusement d’un résultat fascinant, plastique et indémodable. Parlant d’illusions perdues, d’amours contrariés et de luttes des classes, La Porte du Paradis gagne en splendeur visuelle et musicale ce qu’il perd en limpidité narrative, le spectateur préférant contempler, admirer les nombreuses chorégraphies et le sens peu ordinaire que détient Michael Cimino pour diriger une foule ou pour capter une lumière au moment idoine que de suivre une histoire écrite sous le signe incongru de l’ellipse. Ni plus ni moins qu’un véritable chef-d’œuvre éminemment prodigue et nébuleux, plein de zones d’ombres mais sidérant dans la caractérisation magistrale de ses motifs et de ses figures (le triangle amoureux liant James Averill et Nate Champion à Ella Watson semble directement repris de celui de Voyage au Bout de l’Enfer). Plus de quarante ans après sa sortie en salles et son échec commercial calamiteux, le film maudit de Michael Cimino frappe encore par sa dimension démiurgique et volontairement américaine, fordienne presque, n’ayant assurément pas survécu à l’ère reaganienne s’ouvrant vers le Tout-entertainment des années 80 et clôturant impitoyablement l’une des décennies les plus libres du cinéma outre-Atlantique…

L’Année du Dragon (Year of the Dragon – 1985).

Découvert avec Le Canardeur, officiellement consacré avec Voyage au Bout de l’Enfer puis littéralement renié critiquement et publiquement avec La Porte du Paradis, Michael Cimino verra – au cœur de la décennie marquée par le double mandat de Ronald Reagan – sa carrière prendre un nouveau tournant. Soutenu par le producteur Dino De Laurentiis puis épaulé d’Oliver Stone pour l’écriture du scénario, l’illustre artiste déchu, pour ne pas dire « dissocié » du système hollywoodien, réalise en 1985 L’Année du Dragon, étonnant thriller urbain mettant en scène Mickey Rourke dans le rôle de Stanley White, flic tête brulée bien déterminé à démanteler les trafics interlopes du quartier new-yorkais de Chinatown.

Se concentrant presque exclusivement sur l’objectif monomaniaque dudit policier, L’Année du Dragon perd en densité scénaristique ce qu’il gagne en splendeur visuelle et cinématographique. Usage du Scope remarquable d’intelligence, sens inné de la foule déjà salué dans le précédent long métrage du cinéaste et surtout caractérisation hors-paire d’un protagoniste au charisme étrangement anachronique : coiffé d’un feutre mou enfoncé sur sa crinière grisonnante, Stanley White évoque les grandes figures de privés chaloupeux du film noir des années 40, Humphrey Bogart en tête. Semblant incapable de composer avec les directives judiciaires d’un système alors en pleine mutation, Stan White fait en quelque sorte figure d’anomalie, trop carriériste pour assurer la pérennité de son mariage et pas assez déontologique pour appliquer sa fonction sur le long terme : il s’apparente en ce sens davantage au Justicier dans la Ville campé par Bronson dans le film culte et controversé de Michael Winner qu’au Serpico de Sidney Lumet interprété par Al Pacino dans le film du même nom, son idéalisme ayant tristement laissé place à une amère désillusion. Amoral, pétri de préjugés, il est de ces figures filmiques entièrement contestables et fascinantes dans le même temps, laissant hélas peu de place aux autres personnages, qui de fait ont bien du mal à s’imposer sur la longueur du métrage…

Michael Cimino fut en outre vertement critiqué pour et par la sinophobie du protagoniste, figure héritée du vigilante franc du col et primaire en diable. Néanmoins, L’Année du Dragon manifeste un certain sens de la nuance quant aux positions pour le moins tranchées de Stanley White, témoignant de sa sympathie à l’encontre de la communauté asiatique puisqu’il entame une liaison amoureuse avec la figure de la journaliste chinoise peu ou prou corrompue interprétée par l’actrice Ariane. Cette ambivalence amour-haine, cette propension à l’autodestruction, cette opiniâtreté classique du privé à l’allure ironique (de ce point de vue la prestation flamboyante d’un Mickey Rourke altier, arrogant presque constitue l’un des atouts majeurs du film de Cimino) couvent en réalité pléthore de blessures, conséquences probables des retombées traumatiques propres au conflit opposant les États-Unis au Vietnam (on apprend à maintes reprises que Stanley White est un ancien vétéran, reprenant en quelque sorte le flambeau identitaire des trois héros de Voyage au Bout de l’Enfer…). Telles sont les caractéristiques de ce personnage pour le moins pittoresque, preuves filmiques d’un cinéma tour à tour franc-tireur et désireux de s’intégrer aux normes hollywoodiennes… pour un film formellement remarquable, mais dont le simplisme idéologique apparent empiète trop souvent sur ses indéniables qualités techniques et plastiques. Une réussite en demi-teinte.

Le Sicilien (The Sicilian – 1987).

Sicile, années 40. Porte-parole des laissés-pour-compte, bandit vengeur flanqué de son compagnon Pisciotta le légendaire Salvatore Giuliano bat la campagne de son pays pour mieux contrarier ses institutions politiques, militaires et religieuses et ôter le pain de la bouche des nantis afin de rassasier les mal-nourris. Son rêve à long terme est celui d’une Sicile libre et indépendante, affranchie de toute forme d’oppression et d’injustice…

Tel pourrait être le résumé du cinquième long métrage de Michael Cimino, étrange adaptation du roman éponyme de Mario Puzo sorti un peu plus de deux ans auparavant, roman lui-même inspiré de la vie du véritable Salvatore Giuliano ayant marqué les mémoires de l’Histoire du grand banditisme du XXème Siècle. A la fois biopic bigger than life, film sur le crime organisé et fiction politico-insurrectionnelle sur fond d’extrême-gauche et de communisme, Le Sicilien est – de toute évidence – la casserole majeure de la carrière alors en pleine décadence du réalisateur américain : confus dans la conduction de son récit, tapageur dans sa forme et criard dans sa photographie, ce film-portrait aux intentions toutefois louables et ambitieuses ne semble pas avoir survécu aux multiples retouches de sa laborieuse et pénible post-production. Enchaînant de nombreux champs-contrechamps d’une lénifiante banalité, usant de mouvements de caméra souvent injustifiés et surtout nécessaires à combler un vide scénographique dommageable, Cimino offre de surcroît le rôle-titre à Christophe Lambert… finissant d’entamer sévèrement le potentiel relatif de son projet initial, tant l’acteur franco-américain y affiche une expression monolithique proche de l’affliction, visiblement incapable d’étudier dramatiquement le personnage de Salvatore puisqu’il préfère en rester à la surface des choses (selon certaines sources le réalisateur aurait préalablement jeté son dévolu sur Daniel Day-Lewis afin d’incarner ce personnage situé à mi-chemin entre Zorro et Robin des Bois, se laissant finalement séduire par le capital sympathie de Christophe Lambert, ndlr). Risible, à peine crédible mais fidèle au style pour le moins formaté, télévisuel presque du métrage, l’acteur enfonce ce projet à priori captivant dans les abîmes d’une médiocrité rédhibitoire et lassante jusqu’à la corde, peu aidé par une écriture factuelle et des dialogues sans saveurs.

Si le casting réserve néanmoins quelques belles surprises (principalement un John Turturro impeccable en traitre arborant son inénarrable menton fuyant et un Andreas Katsulas élégamment charismatique dans un rôle assez secondaire), le cachet visuel du Sicilien a de quoi littéralement décevoir : après son travail remarquable sur L’Année du Dragon, Michael Cimino convoque à nouveau le directeur de la photographie Alex Thomson pour un résultat proche de la catastrophe, ripoliné et fâcheusement fabriqué de bout en bout (images d’une Sicile proche des archétypes publicitaires des années 80, lumière dorée à renfort de gomina et autres artifices de tout poil, etc…). S’y ajoute le bruit de fond passablement mélodique de David Mansfield, soupe musicale digne des téléfilms distribués en fin d’après-midi du dimanche bien loin de la splendide composition opératique de La Porte du Paradis entendue sept ans plus tôt. Un film initialement plus qu’intrigant mais somme toute raté et d’un mauvais goût carabiné dans le même temps. Le moins bon de son auteur, et de loin…

La Maison des Otages (Desperate Hours – 1990).

Nous sommes au tout début des années 90 et Cimino a déjà essuyé l’échec cuisant de La Porte du Paradis, celui en demi-teinte de L’Année du Dragon et les déconvenues critiques du Sicilien ; sa carrière semble désormais derrière lui, tant les studios et les producteurs rechignent à soutenir ses ambitions artistiques jugées trop excessives, peu fructueuses voire extrêmement couteuses sur la durée. C’est dans ce climat de grande fragilité créatrice que Dino De Laurentiis lui soumet l’idée de réaliser le remake d’un classique de 1955 : La Maison des Otages de William Wyler, film noir à la programmatique explicitée dès son intitulé (et que nous n’avons pu voir au moment où nous accouchons de ces lignes, ndlr).

Narrant la rencontre entre un repris de justice surdoué et un père de famille quinquagénaire à deux doigts du divorce dans l’intimité d’une grande propriété bientôt vacante, ce sixième long métrage parvient à tenir tout à fait correctement son argument initial, home invasion de facture à la fois classique et doué d’enjeux dramatiques relativement solides. Convoquant derechef Mickey Rourke après L’Année du Dragon et pour la première fois le classieux Anthony Hopkins pour jouer respectivement le génie du crime Mike Bosworth et la patriarche Tim Cornell, Michael Cimino lésine cette fois-ci sur les effets de mise en scène bigger than life et sur l’épaisseur de ses personnages, les figures dramatiques s’avérant ici beaucoup plus fonctionnelles et moins ambivalentes que dans ses précédents longs métrages ; il en tire un résultat plutôt plaisant et assez efficace, exploitant au maximum la mobilité de sa caméra malgré l’exiguïté du lieu de tournage, puisque la majeure partie des séquences se déroulent en intérieurs…

Si Michael Cimino fait d’emblée preuve d’audaces non négligeables (introduction dépourvue de dialogues et présentation du personnage de l’avocate de Bosworth à la fois énigmatique et intrigante, goût incorrigible pour les grands espaces filmés encore et toujours avec maestria avant l’oppression du huis-clos annoncé…) il a également recours au manichéisme voire à la caricature, donnant à Mickey Rourke un rôle de psychopathe qui – s’il s’avère alléchant sur le papier – peine à exister en-dehors du métrage ; en outre les seconds rôles se limitent souvent à leur statut d’outils scénaristiques, certes bien introduits par le réalisateur, mais trop ténus dans leur psychologie (Kelly Lynch dans le rôle de l’avocate aurait pu davantage être développée à la vue de son allure de femme fatale et calculatrice, les personnages de sbire de David Morse et Elias Koteas semblent avoir été victimes d’une paresse d’écriture, etc…). Et si ce thriller manifeste quelques beaux éclats esthétiques et musicaux (David Mansfield revient pour la quatrième fois consécutive au générique), il ne dépasse jamais son sujet, se livrant comme un divertissement honnête mais sans réelles conséquences sur la carrière de Michael Cimino. Il faudra attendre plus de cinq années avant de le retrouver pour son septième et ultime long métrage : l’inattendu Sunchaser

Sunchaser (The Sunchaser – 1996).

Sunchaser s’agira donc du dernier film de l’auteur de Voyage au Bout de l’Enfer et de La Porte du Paradis, curieuse balade new age entre un médecin cancérologue et un adolescent d’origine amérindienne doublé d’un prisonnier atteint d’une maladie incurable. Ici Michael Cimino reprend la recette du duo de personnages complémentaires jalonnant peu ou prou tous ses films, bouclant ainsi la boucle entamée avec Le Canardeur vingt-deux ans plus tôt…

Une chose frappe au regard de Sunchaser : la mutation profonde du style et du rythme inhérents à l’Oeuvre de Michael Cimino. Filmé et monté comme un morceau de cinéma d’action somme toute convenu et sans transcendance particulière, le septième long métrage du cinéaste américain enchaîne les champs-contrechamps classiques, pariant énormément sur le service des dialogues au profit de l’avancement du récit… En d’autres termes, il est certainement le film le moins représentatif de sa filmographie, arborant dès les premières minutes un générique signé par le graphiste Pablo Ferro que n’aurait pas renié le William Friedkin de l’époque de Police Fédérale Los Angeles.

Plus clinquant qu’à l’accoutumée, logiquement ancré dans son époque (la bande-son réserve même quelques morceaux de R’n’B et de hip-hop, confortant l’imagerie très nineties du film se situant entre autres choses aux abords d’un Los Angeles paroxystique), ce film hybride, mélange de standardisation visuelle et de thématiques spirituelles assez pointues (on y parle de chamanisme, d’astrologie et de médecine naturelle, etc…) traite encore une fois d’une relation intergénérationnelle développée sous le signe de l’ambivalence. Interprété par Woody Harrelson l’oncologue Reynolds y incarne le scepticisme et la raison scientifique, père de famille quadragénaire visiblement bien sous tous rapports conduisant à son corps défendant le jeune métis Blue (joué ici par Jon Seda, sélectionné par Cimino parmi près de 2000 candidats) vers la destination d’un lac aux vertus thérapeutiques préconisées par ses ancêtres navajos. Entre ce père et ce fils de substitution le récit avance avec défiance puis tendresse sur les routes d’une Amérique reflétant en permanence les multiples quêtes identitaires de ses figures, qu’elles soient familiales, nationales, spirituelles ou même philosophiques… Aussi le film, habité par l’approche de la mort et – possiblement – de la renaissance qui en découle reprend le motif névralgique du cercle propre au cinéma de Cimino, capable d’ouvrir d’autres portes vers ses films antérieurs, malgré un visuel et une atmosphère en paradoxe. L’ensemble est une nouvelle fois assez réussi, sans doutes pas à la hauteur des grands chefs d’oeuvre de sa courte filmographie, mais entièrement honorable dans le même temps.

Démesure(s), ambivalence et caprices en tous genres… Voilà ce qu’était le Cinéma de Michael Cimino, un Art-somme aux ambitions architecturales peu communes auquel bon nombre de critiques ont prêté des intentions plus ou moins douteuses, le taxant tantôt de raciste (L’Année du Dragon), de fasciste (Voyage au Bout de l’Enfer) voire même de révisionniste (Le Sicilien). Évident de constater encore aujourd’hui l’importance du meilleur de son cinéma, dont l’ampleur n’a guère connu de précédent dans l’Histoire, même si l’ombre de David Griffith ou celle de John Ford semblent discrètement planer par-delà les splendeurs d’un lac de montagne rayonnant ou au travers d’une foule de cavaliers galopant par dizaines dans les vallées d’une Amérique visuellement hallucinée, et hallucinante. À nous de plonger à nouveau dans l’Oeuvre d’un esthète au perfectionnisme tangible, située quelque part entre le calme forestier du Montana et les plateaux ensoleillés du Wyoming…

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