En toute innocence : l’oeil braqué de Paul Duchêne.

18ème numéro de la collection Make My Day ! dirigée et présentée par Jean-Baptiste Thoret En toute innocence du regretté Alain Jessua est de ces petits films méconnus proprement passionnants à voir et à revoir. Cinéaste-outsider responsable de quelques-uns des films les plus atypiques du cinéma français des années 70-80 Jessua est notamment réputé pour son intriguant Paradis pour Tous (solide comédie dramatique marquant la fin de carrière du génial Patrick Dewaere avant le passage à l’arme à gauche de ce dernier suite à son suicide au cœur de l’été 1982, ndlr) ou encore pour son étonnant Armaguedon porté par la prestance naturelle du légendaire Alain Delon quelques années plus tôt… C’est en 1987 qu’il signe cette petite pépite du cinéma policier hautement psychologique tenant lieu dans la grande propriété bordelaise de la famille de Paul Duchêne, patriarche magistralement incarné par un Michel Serrault dans un rôle à priori peu évident puisque pratiquement intégralement muet et entouré de son fils Thomas, de sa bru Catherine et de son amie et confidente Clémence, gouvernante faisant littéralement partie des murs du domaine girondin.

Dès les premières images on pourrait se croire chez Jean Becker, tant l’atmosphère estivale et un rien champêtre accouplée à la présence de l’inénarrable Suzanne Flon (incarnant ici Clémence avec son imperturbable panache) porte le sceau d’un certain cinéma franchouillard élégamment provincial… Pourtant sous ses dehors solaires et apaisés En toute innocence lorgne davantage du côté des films de Claude Chabrol et de l’héritage grammatical et thématique hitchockien, partageant le même goût pour les perfidies et autres faux-semblants bourgeois de l’auteur de La Cérémonie et le même sens du suspense et de l’omniscience du regard du réalisateur de Psychose et de Fenêtre sur Cour. D’une facture classique consistant à ne jamais s’éloigner des tenants et aboutissants d’un scénario tout à fait prenant voire palpitant le film de Alain Jessua raconte le duel pernicieux opposant Paul Duchêne à sa bru Catherine, le premier ayant surpris la seconde dans les bras de son amant pour finalement être la victime d’un violent accident de voiture le privant de l’usage de ses jambes et de la parole. Témoin muet de cette tromperie conjugale pour le moins amorale Paul ne fait au bout du compte que feindre l’aphasie à des fins manipulatrices à l’encontre de son entourage familial, prêchant le faux-mutisme pour mieux savoir les vraies motivations de Catherine qu’il juge – à raison – terriblement perverse et machiavélique. Si la prestation de Michel Serrault s’avère comme souvent magistrale d’amusement et de noirceur mêlés celle de Nathalie Baye dans le rôle de Catherine n’en est pas moins remarquable, l’actrice parvenant à jouer les femmes fatales et toxiques à renfort de sourires rayonnants fallacieux littéralement redoutables.

Tout dans ce polar proche du huis-clos à la fois méticuleusement et simplement filmé par Alain Jessua semble affaire de regard porté sur le domaine de Paul Duchêne, le cinéaste nous laissant partager le point de vue de cet homme aguerri d’un bout à l’autre. Ainsi nous apprendrons les agissements secrets de Catherine en même temps que le partiarche, devinerons les masques et les subterfuges de ladite bru à travers ses yeux d’observateur chevronné. Si la personnalité dévastatrice de la jeune femme s’impose avec évidence assez rapidement au fil de l’intrigue le personnage de Paul est loin d’être immaculé pour autant, manigançant et déjouant les attentes d’une Catherine obvieusement narcissique mais parfaitement défendue par une Nathalie Baye au sommet de sa beauté… Jessua s’évertue avec respect pour son script à dépeindre la guerre de ces deux égos allant crescendo au fil des séquences montrées sous le signe de l’hypocrisie et du ressentiment, laissant au second plan les autres personnages sans pour autant les écarter totalement. Violent mais affichant une image radieuse ce long métrage rondement mené se voit littéralement sublimé par un dernier quart d’heure entièrement bouleversant, accompagné du leitmotiv d’un Concerto brandebourgeois du grand Jean-Sébastien Bach cristallisant toute l’émotion contenue jusqu’alors par le personnage de Duchêne. Nous n’en dévoilerons pas plus au sujet de En toute innocence, passionnant drame policier au coeur duquel l’eau qui dort ne le fait que d’un seul oeil, superbe et sous-estimé morceau de cinéma français proche de la grande réussite à réhabiliter d’urgence. Une petite leçon.

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