The Addiction : les Nuits Fauves d’Abel…

New-York, courant des années 90. La jeune Kathleen Conklin, future docteure en philosophie, partage son temps entre la bibliothèque de l’Université, les archives historiques et la rédaction d’une thèse aux tenants et aboutissants pour le moins mystérieux ; sérieuse, bûcheuse et éminemment cérébrale, Kathleen tient visiblement de la brillante étudiante à la pensée mobile, volubile, comme en perpétuelle arborescence. Elle brûle, pour ainsi dire, la chandelle de sa matière grise par les deux bouts. La vie de la jeune femme bascule la nuit où une étrange créature émerge des sous-sols et l’attire dans un coin de rue aux ombres saillantes et dévorantes, prétextant l’intimité à des fins de satiété sanguinaire : Kathleen découvre alors les affres et les plaisirs de l’addiction…

Objet rare, théorique et littéralement passionnant, The Addiction de Abel Ferrara fut longtemps invisible sur le territoire hexagonal, souffrant d’une réputation relativement tiède et/ou mitigée de la part des critiques et des cinéphiles. Considérée à tort comme une œuvre mineure dans la filmographie du cinéaste chevronné du macadam new-yorkais, The Addiction fait pourtant figure de petite pièce maîtresse injustement méconnue, cristallisant en un seul titre toutes les obsessions du Cinéma de Ferrara : film sur la dépendance et son infernal potentiel vampirique, ledit métrage rejoint les grands films sortis et à venir du réalisateur de Bad Lieutenant : entre Snake Eyes tourné deux ans plus tôt et des écrins filmiques tels que Nos Funérailles, The Blackout ou encore New Rose Hotel (ce dernier restant à notre avis son plus grand chef d’œuvre mésestimé, formidable trompe-l’œil sentimental déguisé en film d’espionnage interlope) les années 90 furent pour Abel Ferrara un remarquable terrain de jeux et de scenarii prétextes à explorer les questions d’attachement, de manque et de désir intrinsèques aux personnages dépeints par une caméra au regard d’une maîtrise à la fois simple, naturelle et résolument brillante. Sorti en salles à l’automne 1995, The Addiction s’agit certainement d’un des symptômes les plus salutaires de cette période tour à tour prolifique et incomprise du cinéaste, morceau de cinéma conceptuel, hypnotique et racé dans le même mouvement de vertige intarissable…

Disponible depuis le 24 mars 2021 en DVD et/ou en Blu-Ray aux éditions Carlotta dans un master de tout premier choix approuvé par Abel Ferrara lui-même et son chef opérateur Ken Kelsch, The Addiction bénéficie donc aujourd’hui d’une nouvelle jeunesse, arrivant à point nommé en ces temps de crise sanitaire et de pathologie virale… Et pour cause : Abel Ferrara n’y déploie tout du long qu’un seul et même motif, celui d’une contamination généralisée entre ce qui est dit et ce qui est montré, entre un fatras d’aphorismes philosophiques et un enchaînement d’images de visages exsangues, d’ombres envahissantes et d’aspérités visuelles en tous genres. En se concentrant logiquement sur son héroïne (interprétée par Lili Taylor, dont la cinégénie rappelle celle de Jennifer Salt du Sisters de Brian De Palma ou celle, plus gothique, de Jessica Harper dans le Suspiria de Dario Argento) Ferrara livre un objet purement singulier, aux limites de l’introspection. C’est du reste de ce point de vue que The Addiction témoigne de son principal intérêt : dans cette subjectivité trouble et troublante, presque biaisée au détour d’un usage pléthorique de références philosophiques et anthropologiques venues, parvenues du monde extérieur jusqu’à la psyché de Kathleen.

Le film fascine par son principe d’association-dissociation permanent, mis en scène dans un style à la fois remarquablement stylisé et coulant de source in fine. On ne félicitera jamais assez Ken Kelsch pour son travail prodigieux mêlé d’ombres et lumières, le Noir et Blanc de The Addiction constituant l’une des ses plus belles compositions plastiques : évoquant quelque tapisserie au gré des séquences diurnes et extérieures la photographie de ce conte urbain peu banal se mue en cauchemar expressionniste lors des scènes nocturnes et intimistes, jouant de ses innombrables contrastes et autres angulations. Davantage d’un simple parti-pris esthétique, l’apparat visuel du film transmet tout le sel de l’esprit d’Abel et de son cinéma : un Art exhumé des caniveaux, sciemment fauché à granuleux à sa guise, underground dès qu’il le souhaite et personnel et discursif lorsque le Sujet l’y invite. On retrouve par ailleurs certaines têtes de client fidèle et dramatiquement monstrueux (Annabella Sciorra en vampire saphique, actrice que nous retrouverons dans le superbe Nos Funérailles ; Christopher Walken magistral en dandy boiteux préfigurant les sommets cabotins de New Rose Hotel) achevant d’apposer la signature d’un artiste complet, en marge certes, mais dans son bon droit et chemin de rigueur… Un chef d’oeuvre.

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