Les Mille et Une Nuits : les récits visuels de Miguel Gomes

Afin d’inaugurer leur plateforme SVOD dont le bouquet propose un choix de trois films par semaine (autrement dit douze films par mois) depuis le 15 janvier 2021, la société Shellac a ressorti pour les abonnés du Club la fameuse trilogie des Mille et Une Nuits de et par le cinéaste portugais Miguel Gomes, triptyque initialement découvert durant l’été 2015 dans les salles obscures françaises. Disponible jusqu’au 11 février sur le site de la prestigieuse société de production, d’édition et de distribution indépendante, ce film-fleuve, à la narration brillamment novatrice et d’une durée métrique de plus de six heures s’agit d’une Oeuvre à la fois dense, parfois ennuyante et même déconcertante, mais surtout d’une modernité sans précédent dans le paysage du cinéma européen des années 2010. Inspiré (très) librement de la structure du recueil éponyme des contes orientaux appartenant aujourd’hui à la mémoire collective, le film de Miguel Gomes ne reprend pour ainsi dire que neuf des nombreux récits constituant l’oeuvre originelle, les introduisant par un prologue d’une étonnante contemporanéité pour ensuite les décliner sous la forme de trois métrages d’égale durée.

Si le Septième Art avait d’ores et déjà exploré les motifs et les agencements multiples des célèbres contes arabes et persans (on retiendra principalement la version passionnante et poétique de Pier Paolo Pasolini dans le courant des années 70, dernier volet de sa superbe Trilogie de la Vie en forme de compilation ultra-sensuelle des récits-gigognes pré-cités), rien ne semble préparer au bloc filmique que représente la proposition de cinéma de Miguel Gomes. Nous présenterons, pour mieux vous inviter à le découvrir ou le re-découvrir, le programme des Mille et Une Nuits sous sa forme ternaire, en commençant par le premier volet (O Inquieto), puis le second (O Desolado) pour terminer sur sa terrassante conclusion (O Encantado).

Partie 1 – L’inquiet : des puissants impuissants aux magnifiques, sans sauter le coq…

Prologue. Déjà l’image sidère par son insolente manière de tirer tous les moyens de son format Scope forçant la sidération : d’emblée le réalisateur cadre large et à hauteur d’horizon, jouant de longs plans et plans-séquences proprement hypnotiques ; nous sommes en 2014 et Miguel Gomes a pour projet deux films fatalement séparables (un étrange docu-fiction sur la fermeture d’un chantier naval d’une part, une histoire belligérante entre une famille d’abeilles asiatiques et une famille d’insectes portugais de l’autre…) se mettant lui-même en scène, et dans son propre rôle. Une chose frappe au regard de ces premières minutes : on comprend peu ou prou les tenants et aboutissants de ses objectifs créateurs, on regrette même par instants de jeter un oeil à sa montre en se demandant quand toute cette affaire va réellement commencer, et pourtant… L’image et la lumière tour à tour grisâtre et joliment exposée empêchent l’ennui rédhibitoire ; en paradoxe cette introduction – mise en abyme saugrenue de la condition artistique et citoyenne de son auteur – installe lourdement le contexte géopolitique de ses figures : un Portugal en pleine crise économique, montrant un peuple aussi perdu que son principal observateur (mais s’agit-il du cinéaste ? du spectateur ?), enveloppé d’une voix-off jouant de ses éternelles décalages avec ce qui est visualisé. C’est peut-être là que réside l’écho entre le double projet proposé in situ par Miguel Gomes et sa démarche externe : Les Mille et Une Nuits est résolument moins un film-triple en série qu’un film-double en parallèle ; un film montré ET un film parlé, sorte de re-nouveau des origines de la narration filmique et/ou littéraire.

S’ensuivent un générique tout de jaune vêtu, le visage de la ravissante Crista Alfaiate (Shéhérazade, c’est elle !) et l’air du magnifique Perfidia déjà entendu, entre autres choses, dans le 2046 de Wong Kar-Waï… Médusés, émerveillés, tuant le temps en le comptant nous assistons donc aux trois premiers contes avec un intérêt parfaitement inégal, mais certain. Jouant sur des effets de chevauchement (on pense à la fameuse théorie dite de « montage vertical » dont parle si bien Otar Iosseliani , consistant à conduire le montage des plans en le soutenant par une continuité sonore ou musicale), Miguel Gomes nous entraîne d’abord dans une intrigue d’impuissants banquiers retrouvant de leur verdure masculine au contact d’un sorcier, puis dans une fable proche de la parabole narrant le destin d’un coq condamné pour tapage nocturne par les habitants d’une petite ville, fable doublée d’une intrigue amoureuse rejouée par trois préadolescents à renfort de textos, enfin dans le récit de quatre personnages en proie au chômage, à la solitude ou à la maladie entretenant de mystérieux rapports avec un syndicaliste cardiaque aux abords du 1er janvier 2014…

Partie 2 – Le désolé : solitudes, turpitudes et autres habitudes…

Tâche ardue que celle de mettre des mots sur ce deuxième bloc filmique pour le moins exigeant… Commençant sans ambages par un quatrième conte narrant – sur un mode épuré et pratiquement contemplatif – les pérégrinations de Simao Sans-tripes (véritable salopard au corps grêle et aux agissements mesquins…), le second acte de la trilogie de Miguel Gomes reste certainement celui à la portée la moins évidente et – lâchons le mot – la plus indigeste. Encore et toujours hétéroclite dans ses procédés narratifs Le désolé s’ouvre donc sur une fable conjuguant vide existentiel et perte de la civilisation pour sa figure principale et anti-héroïque, alternant entre longues plages silencieuses et commentaires en voix-off d’un conteur se substituant étrangement à la figure de Shéhérazade – pourtant présente dans les deux autres parties du triptyque. Encore une fois, Miguel Gomes réinvente ses moyens de développer un récit donné, se payant même le luxe d’user d’une certaine forme de linéarité (presque) parfaitement régulière et paradoxalement convenue car, a priori, sans attraits rythmiques. Du point A au point B, nous suivrons donc le parcours d’un outsider solitaire visiblement désireux du sort qu’il s’est lui-même attribué, au coeur d’une historiette à travers laquelle le cinéaste portugais n’évoque, encore une fois, rien de forcément rationnel ni même d’explicable.

Le cinquième conte enfonce un peu plus le clou d’un spectacle des plus plombants : récit abscons de forme composite (baroque, presque) s’inscrivant cette fois-ci dans un étrange décorum celui des Larmes de la Juge s’avère être le segment le plus médusant de cette deuxième partie. Théâtral et criblé d’idées jouant à se bousculer les unes contre les autres ledit conte convoque à la barre – entre autres choses – un criminel lubrique et sa mère en jupons, un trio de clowns aux costumes aztèques et aux voix aigrelettes, une escadrille de jeunes chinoises, une femme muette témoignant en langage des signes (dans le texte) ou encore un olivier au silence éloquent et parlant… Ouf ! Chargé en symboles et en motifs dramaturgiques ce procès nébuleux joue de sa permanente distanciation scénique tout en poursuivant les expérimentations du montage vertical déjà présentes dans le premier volet de la trilogie ; on pense par ailleurs aux effets un rien poussiéreux d’un film pourtant impressionnant tel que Les Mystères de Lisbonne de Raoul Ruiz : texte sur-écrit, espace scénique filmé dans une maîtrise éhontément fonctionnelle, personnages récitant leurs lignes… Bien difficile de s’accrocher au propos de cette tranche filmique délibérément éclatée, contrastant avec le fil conducteur sec et limpide du premier segment de ce second volet…

Enfin nous en venons au sixième conte, improbable fricassée de personnages aux rapports quotidiens étroitement liés (ou pas). Encore une fois (la redondance en devient ici entièrement fascinante, tant Miguel Gomes en assume l’audace), la narration nous perd dans un imbroglio de situations tenant lieu dans une barre HLM du Portugal d’aujourd’hui (ou presque, à une dizaine d’années près). En substance, le réalisateur nous parle du caractère anodin de la vie, des habitudes des petites gens à celles de leurs animaux domestiques (ici un petit chien polymorphe, là un perroquet diabétique…) en passant par celles d’incessants courants d’air… Ce qui intéresse ici Miguel Gomes n’est rien de moins que de densifier sa narration en jouant sur la multiplicité des points de vue, filmant le va-et-vient des résidents pour mieux nous montrer que, comme dans la vie, rien ne se perd ni ne se crée au cinéma… Mais que tout se transforme ! A l’image du chien Dixie se dédoublant dans les dernières secondes du métrage au gré d’un truc repris à Georges Méliès le narrateur-fantôme dudit conte est tout autant le perroquet que le junkie du bâtiment d’en face, tout autant le troupeau de moutons que la course du vent soulevant de tristes rideaux d’appartement. C’est bien là l’audace narrative ultime d’une fable encore et toujours inexplicable et inexpliquée : celle d’une gigantesque, intrigante et déconcertante prosopopée.

Partie 3 – L’enchanté : la nuit des 16 lunes (ou de l’art ou du désir de dresser les pinsons).

Un troisième et dernier volet visuellement somptueux, ne formant en réalité qu’un seul récit divisé en trois strates imbriquées les unes dans les autres… Nous y retrouvons la beauté de Shéhérazade et de son interprète (la sublime Crista Alfaiate, lèvres de miel et chevelure de feu…) introduisant le métrage dans un décor mêlé d’éléments typiques tout droit issus du folklore oriental et de motifs étrangement contemporains (notamment la culture marseillaise des estivaux d’aujourd’hui, éventuel anachronisme ne dénotant pas au regard de la sublimation des corps des figures ancestrales s’y opposant…).

Y succèdent un long récit qui couvrira pratiquement le reste dudit volet, récit lui-même narré par Shéhérazade au détour d’une pléthore d’intertitres littéralement abscons qui aborde le quotidien d’une poignée de pinsonneurs élevant passereaux, moineaux et autres chardonnerets… À nouveau le spectateur est perdu dans une série d’informations venues de tout horizon, à la fois hypnotisé par la beauté claire des images proposées par Miguel Gomes et fortement perplexe au regard de ce qui est raconté. Un vrai paradoxe se dégage de ses 16 nuits formées d’ellipses, de textes apposés aux images et de chants de pinsons pour le moins incongrus : le sentiment de voir le film nous tomber des yeux en même temps qu’il fascine par sa continuelle innovation stylistique et grammatical… On notera que cette intrigue aviaire se verra – comme une soupe savoureuse accueillant quelque cheveu négligemment laissé à la surface – traversé par un dernier et très court petit récit mettant en scène une jeune asiatique oppressée par une foule de révolutionnaire portugais : tout un programme !

Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes fait donc preuve d’une exigence et d’une modernité de tous les instants, nous entraînant dans un difficile exercice de discernement et de persévérance. Comme toute oeuvre poétique digne de ce nom ce bloc filmique de plus de six heures privilégie l’évocation au commentaire explicite, la vagabondage à l’éducation visuelle. Un film-monstre, pas toujours évident dans sa manière d’être appréhendé mais indispensable pour les spectateurs férus d’expériences atypiques…

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