Abou Leila : « Quand t’es dans le désert, depuis trop longtemps … »

Présenté à la Semaine de la Critique à Cannes en 2019, ce premier long métrage de Amin Sidi-Boumédiène ne pouvait qu’intriguer au vu tout d’abord de son distributeur français, UFO distribution. Société spécialisée dans les œuvres atypiques, propositions hors normes et la plupart du temps, très marquées esthétiquement, le simple fait de voir leur nom accolé à un film suffit à créer une attente chez les cinéphiles curieux et avides d’expériences nouvelles, parfois inconfortables, toujours stimulantes. Concernant ce film, on imaginait déjà un voyage contemplatif, où deux âmes marcheraient dans le désert à la façon du sublime Gerry de Gus Van Sant, en une sorte d’odyssée métaphysique et radicale qui ouvrirait tous nos sens. Démarrant par une scène très immersive filmée en un plan séquence se terminant par un meurtre froid et brutal , cela a le mérite de placer immédiatement le spectateur dans une position à la fois inconfortable et stimulante, car dans l’interrogation permanente. Qui sont ces personnages, quel est le lien entre cette introduction et les deux protagonistes que l’on suivra le reste du film ? En situant son film en 1994, en pleine période noire pour l’Algérie, alors frappée par une vague de terrorisme ayant plongé le pays dans la paranoïa et l’angoisse permanente, le cinéaste ne fait pourtant pas œuvre politique dans le sens où il se servira de ce contexte noir comme d’une métaphore concernant l’idée plus large de la circulation de la violence. Cette violence éternelle dont l’Homme ne parvient pas à se débarrasser, au point d’en devenir absurde.

S. et Lofti sont deux amis d’enfances parcourant le désert à la recherche d’un mystérieux terroriste, Abou Leila. On comprend très vite que S. est littéralement obsédé par cette quête, son ami étant prêt à tout pour le tenir éloigné de la capitale et tenter de calmer ses crises multiples. Plongeant progressivement dans une folie sans retour, les deux devront se confronter à leur propre violence au fil de leur plongée dans le désert …

Nous mentirions si l’on affirmait que le film est facile d’accès. En effet, on se situe ici dans la frange la plus « extrême » d’un cinéma d’auteur ne faisant aucune concession à son public, partant du principe que ce dernier est une entité intelligente capable de se plonger dans un film en le faisant sien, et suffisamment patiente pour tenter d’y déceler des clés aptes à lui apporter des pistes de lecture qui lui soient propres. Il fait donc confiance au spectateur pour aller chercher en soi les réponses, sans jamais être totalement explicite quant à la finalité de son histoire. Une prise de risque à la fois admirable dans le sens où il est devenu de plus en plus rare de se retrouver face à des cinéastes ayant confiance en leur public, et assez risquée car pouvant perdre définitivement une grosse partie de ce public. Et pourtant, ici, malgré l’opacité générale, il sera difficile de ne pas être captivé malgré tout par ce que l’on voit, tant la liberté de ton permet de circuler dans l’œuvre sans jamais pouvoir prévoir ce qui suivra l’instant d’après.

Une qualité suffisamment rare en ces temps où même le cinéma d’auteur a tendance à répéter les mêmes formules ad nauseam, pour être appréciée à sa juste valeur, même si celle-ci pourra tout aussi bien se retourner par instants contre le film, faute d’éclaircissement sur sa finalité. Passant donc d’un potentiel de thriller, au voyage intérieur et presque philosophique de deux pauvres âmes plongées dans une quête qui les dépasse, en passant par le film d’horreur aux éclats de violence d’une sauvagerie percutante, on est sans cesse stimulé et gardé en éveil devant ce qui s’apparente à un véritable dédale mental ne semblant jamais pouvoir trouver d’issue rassurante.

Porté par le charisme de ses deux acteurs principaux, Slimane Benouari et Lyes Salem, remarquables tous deux dans des registres complémentaires, entre la perte de contrôle de l’un et la bienveillance de l’autre, le récit se déroule en toute fluidité, malgré le jeu sur les différentes temporalités et autres niveaux de réalité. Le réalisateur ose même basculer dans l’onirisme, brouillant encore plus les repères, jusqu’à nous faire accepter que tout ceci ne connaîtra sans doute pas d’issue au sens traditionnel du terme.

Il s’agit d’un cinéma rude, pas forcément aimable immédiatement, mais procurant de vraies sensations car d’une picturalité agissant sans cesse sur nos sens. Formaliste mais pas esthétisant dans le sens poseur du terme, le jeune cinéaste fait preuve d’un vrai désir de cinéma, qualité d’autant plus estimable lorsqu’il s’agit d’un premier long. Possédant toutes les qualités et les limites d’un premier film, voulant clairement en mettre plein la tête en accumulant les images chocs et parfois belles pour la simple beauté du geste, il sera difficile de faire la fine bouche concernant l’envie débordante de cinéma visible à chaque instant.

Si le contexte politique utilisé comme métaphore avant tout et les brutales ruptures de ton pourront décontenancer et laisser sur sa faim, on préfèrera garder en tête ces images puissantes de cinéma, peu courantes et utilisant leur décor comme un labyrinthe pouvant déboucher sur un territoire purement mythologique, donc porteur de multiples sens possibles, selon notre sensibilité. Du vrai cinéma donc, qui donne envie de s’y replonger, car laissant la sensation tenace d’avoir encore des choses à y trouver.

1 Commentaire

  1. Pas mal du tout ton texte, il m’a amené à me remémorer certaines impressions mitigées. Merci de m’avoir remplacé au pied-levé !

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