Un château en enfer : Pour l’amour de l’art

Aujourd’hui encore, on a trop tendance à réduire l’œuvre de Sydney Pollack à un film comme Out of Africa, quintessence d’un certain cinéma classique et conventionnel là où dans les années 60 et 70, Pollack s’est imposé comme un cinéaste passionnant capable de bousculer les genres tout en restant farouchement démarqué : il ne fait ni partie de cette génération de cinéastes venus de la télévision (Arthur Penn, John Frankenheimer, Sidney Lumet) et ne s’apparente pas au Nouvel Hollywood. Sa filmographie, bien plus précieuse qu’on ne le croit, est donc à reconsidérer. Et tandis que Carlotta a ressorti de son côté Tootsie en coffret ultra-collector, c’est Un château en enfer, sorti en Blu-ray et DVD chez Rimini Editions depuis le 12 mai dernier sur lequel nous nous penchons.

Réalisé en 1969, Un château en enfer est sans conteste le film le plus atypique de son réalisateur. Sous le couvert du pitch classique d’un film de guerre (en 1944 durant la bataille des Ardennes, huit soldats américains trouvent refuge dans un château et s’y terrent pour combattre l’ennemi), Un château en enfer, adapté d’un roman de William Eastlake, échappe à toute catégorisation. En effet, si l’on était en droit de s’attendre à un divertissement musclé, ce n’est clairement pas ce qui intéresse Pollack ici. Les figures du genre sont là mais profondément détournées, mélangés à des éléments du roman gothique (le châtelain et sa femme semblent tout droit sortis d’un roman du XIXème siècle) et à un aspect surréaliste et onirique renforcé par les situations et les motivations des personnages.

On a avant tout deux idéaux qui s’affrontent. D’un côté le major Falconer (Burt Lancaster qui a décidément su s’investir avec charisme dans des projets passionnants au fil de sa carrière) qui voudrait presque gagner la guerre à lui seul et pense à tenir un siège dans le château quitte à le détruire pour mettre les allemands en déroute. De l’autre le capitaine Beckman, historien de l’art dans le civil qui veut à tout prix préserver le château et ses nombreuses œuvres d’art des ravages de la guerre. Pollack choisit bien évidemment son camp : pour lui, l’art est à même de changer les mentalités et se trouve être une des nombreuses victimes de la guerre qui détruit à jamais ce que l’homme a pu créer de plus beau. Il illustre parfaitement cette idée dans la deuxième partie du film où, après une première partie presque figée dans le temps et totalement onirique (cette première visite des soldats au bordel), les affrontement guerriers se tiennent dans une roseraie ou au sommet de remparts dont les gargouilles et nombreuses sculptures se voient détruites à mesure que les allemands avancent.

Mais le film ne se contente pas d’opposer bêtement deux points de vue. Aux idéaux cités plus hauts se greffent les considérations toutes personnelles des personnages. Ainsi, le châtelain, symbole d’une Europe en décrépitude, est impuissant et ne voit aucun inconvénient à ce que sa femme (qui est aussi sa nièce) couche avec le viril major Falconer afin que celui-ci puisse lui assurer une descendance. Et tandis qu’un soldat tombe fou amoureux d’une volkswagen, un autre, boulanger de métier (Peter Falk, émouvant), ne tarde pas à s’installer dans la boulangerie du village pour y refaire du pain, prenant la place d’un mari longtemps disparu auprès d’une femme et d’un enfant. Ce n’est pas un hasard si le titre du film est celui du roman qu’écrit le soldat Benjamin en plein milieu de cette guerre : l’art a ici une importance capitale et l’on parle aussi bien musique que peinture et littérature tout au long du récit.

Difficile également de ne pas voir dans ce film désenchanté un parallèle avec la guerre du Viêt Nam qui, en 1969, s’enlisait et confrontait ses jeunes soldats à la peur de l’inconnu. Les personnages du film sont comme les GI envoyés en plein cœur de la jungle à cette époque : ils n’aspirent qu’à une vie simple et souffrent d’un conflit durant tellement longtemps qu’il en perd tout son sens. Ne reste plus qu’à se raccrocher à ce que l’on peut pour ne pas céder à la folie ambiante: l’art, l’amour, un ancien métier qu’on reprend pour mieux décrocher les armes. En montrant des personnages coincés dans un univers onirique auquel ils ne peuvent appartenir, Un château en enfer montre toute l’absurdité de la guerre et la vanité des hommes. Un programme étonnant que l’on n’imaginait guère à la lecture du pitch mais qui confirme l’étonnant singularité de ce film et de sa place dans la carrière de Sidney Pollack qui signera la même année son premier chef-d’œuvre : On achève bien les chevaux.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*