Adoration : Amour Pur et Absolu !

On l’attendait, cette conclusion de Fabrice du Welz à sa trilogie des Ardennes, entamée en 2004 avec le traumatisant « Calvaire », poursuivie en 2014 avec le très sale « Alléluia », et donc finalisée aujourd’hui avec ce « Adoration », doublement attendu, de par son parfum de balade délicate à l’opposé de la violence des précédents films du cinéaste. Mais avant de s’y attaquer et de décrire pourquoi il s’agit d’un très beau film qu’il faudra impérativement aller voir lors de sa sortie calée au 22 janvier 2020 par The Jokers, il serait peut-être bon de rappeler quelques éléments essentiels à la pleine compréhension du cinéma organique et fulgurant du metteur en scène. En effet, si l’on associe de prime abord à ses films une violence sauvage et perturbante, il ne faut pas s’y tromper, il s’agit avant tout d’un grand romantique, angoissé par-dessus tout, et il semble indispensable de revoir, si cela n’a pas été assimilé à la première vision, ses précédents films (à l’excepté de Colt 45, pour les raisons évidentes que l’on sait), afin de mieux comprendre ses préoccupations, qui éclatent définitivement à la gueule du spectateur sur ce dernier film. Petit rappel des faits. Calvaire mettait en scène Marc Stevens (Laurent Lucas), chanteur itinérant pour 3ème âge, qui se retrouvait paumé en pleine cambrousse, et faisait la rencontre d’un certain Paul Bartel, aubergiste solitaire, déprimé depuis que sa Gloria l’a quitté, et finissant par assimiler son hôte à son épouse perdue, le séquestrant et lui faisant subir tous les outrages. Derrière ce pitch tordu et les situations sordides, l’Amour fou, du genre à vous faire perdre la tête et commettre les pires actes sans même avoir l’impression de faire le mal. Une histoire d’amour certes différente, empruntant des chemins vicieux et pervers, mais néanmoins absolue, un romantisme noir et fétide qui fait perdre la tête. Dans le second film de la trilogie, Alléluia, on suivait Michel et Gloria (et oui, tout est cohérent), revisitant les tueurs de la Lune de miel, couple meurtrier à l’Amour encore une fois si absolu que rien ni personne ne semblait pouvoir les empêcher de suivre leur route, fût-elle pavée de cadavres bien frais. Dans un style sale, au 16mm granuleux à l’extrême, le cinéaste s’intéressait une fois de plus au chaos naissant de l’union entre deux êtres, la violence naissant toujours d’un instinct primaire du à cet amour pur, basculant dans l’horreur. Il semblait donc naturel qu’il s’attaque, pour la dernière pierre de l’édifice, à un pur film d’enfance, par définition l’âge auquel les sentiments développés pour l’Autre, sont les plus bouleversants. Un âge de toutes les découvertes, lorsqu’on n’avait pas encore les armes pour affronter la vie, mais où l’on s’imaginait pourtant, dès notre premier amour, qu’il s’agissait de celui de notre vie, et qu’aucun obstacle ne pourrait se mettre en travers de notre route. Cette pureté du premier amour, le cinéaste va en faire le moteur de son film, son cœur battant, en assumant pleinement l’aspect faussement naïf de son script.

Paul, un jeune garçon solitaire, fait la rencontre de Gloria (que dire de plus ?), nouvelle patiente de l’hôpital psychiatrique où travaille sa mère. Fasciné et bouleversé par cette jeune fille dont il tombe fou amoureux au premier regard, il sera prêt à tout pour elle, y compris à s’enfuir avec elle, loin du monde des adultes, qui ne les comprend pas …

A partir de ce sujet à priori maintes et maintes fois abordé par le cinéma, et ce dans tous les genres envisageables, le cinéaste continue donc à développer son style organique, à base de super 16 mm scope, au plus près de ses personnages, filmant la peau, les regards, le désir, la sensualité, la nature, cette dernière étant ici magnifiée par la lumière irréelle du fidèle Manu Dacosse (également directeur de la photo chez Lucile Hadzihalilovic, sur Évolution), la faisant ressembler à un royaume enchanté, d’où pourraient tout à fait surgir des fées. En assumant donc un cinéma simple, expurgé de tout effet de scénario, à hauteur de ses protagonistes, il nous fait réellement ressentir la beauté âpre de ce premier amour, sans cesse menacé par la maladie de la jeune fille, dont les accès de violence ne sont jamais adoucis, sans pour autant brusquer de quelque façon que ce soit. En quelque sorte, il pourrait s’agir de son premier film, qui serait montrable à un public relativement jeune, malgré des situations pouvant parfois s’avérer assez troublantes pour les plus jeunes spectateurs.

Mais en ne mettant aucune autre embûche sur le chemin de ses personnages, que les proches à leur recherche, sans volonté de leur faire du mal, il ne semble plus intéressé à l’idée de filmer la violence, seulement à rester proche de ses jeunes protagonistes, qu’il choie avec sa caméra, comme un observateur invisible, qui n’interfèrerait jamais avec ces derniers. C’est ainsi qu’il se permet des instants suspendus, où le désir charnel se fait de plus en plus fort, ce qui s’avère assez audacieux au vu de l’âge des personnages, mais que l’on aurait pourtant tort de prendre pour des excès tendancieux. Rien de racoleur ici, pas de voyeurisme malsain, seulement une honnêteté du regard, évoquant quelque peu le cinéma de la cinéaste sus citée, que certains avaient bien dégommée lors de la sortie de « Innocence », alors qu’elle y faisait preuve d’une sensibilité peu commune. Nous laisserons donc les éventuels moralisateurs ne faisant que placer leur ressenti personnel sur les images à leur triste pensée, pour apprécier quant à nous la pureté débordant à chaque instant du film.

L’emploi du 16 mm n’est pas un gadget pour ce metteur en scène envisageant véritablement son Art comme total, et cherchant à toucher du doigt une vérité qu’il envisage comme la plus absolue possible. Il ne cherche pas à tirer la couverture à lui ou à faire parler de lui en enquillant les projets, mais à réellement incarner à l’image ses fantasmes de jeune cinéphile, en essayant du mieux qu’il peut de développer les films qu’il aurait aimé découvrir à ce moment-là de sa vie. Loin de tout nombrilisme, ce projet personnel ne sert qu’à alimenter une filmographie qu’il envisage comme la plus cohérente possible. Après ses tristes expériences sur des projets qui lui ont échappé (le polar cité plus haut, encore un sujet sensible, ainsi que Message from the king, son film Américain sur lequel il avait néanmoins réussi à imposer ses partis pris formels radicaux), il ne peut plus se lancer dans un quelconque projet sans avoir la certitude de pouvoir être le plus libre possible. Une intransigeance rare aujourd’hui, tout à son honneur, et qui se retrouve donc dans ce film, balade douce et délicate où les adultes ne sont que des figurants, malgré la très belle composition de Benoît Poelvoorde, qui arrive dans le dernier acte du film, et impose une fois de plus sa présence fragile et bouleversante, à travers des situations empreintes à la fois d’inquiétude, due à la fragilité mentale de Gloria, et d’apaisement.

Les spectateurs qui ne rentreraient pas dans le monde du cinéaste pourront éventuellement affirmer que le film ne raconte pas grand-chose, et ne fait que filmer ses jeunes acteurs dans des situations banales. Ce ne seront que des affirmations basées sur l’incapacité de ces derniers à se plonger émotionnellement dans les images, ne cherchant dans ces dernières que rebondissements artificiels, persuadés qu’une histoire se doit d’avoir une vraie destination, émaillée d’évènements réguliers. Cette vision unilatérale du cinéma est malheureusement due à tout ce dont est abreuvé le grand public actuellement, à l’hégémonie d’un cinéma fast food aussitôt vu, aussitôt digéré. Le cinéma à l’œuvre ici est à combustion lente, et se révèle à nous au fur et à mesure, pour peu que l’on accepte le voyage qui nous est proposé. Si tel est le cas, il y a des chances pour que l’on en sorte fortement ému, partagé entre plein de sentiments contradictoires, sans avoir nécessairement été immédiatement bouleversé, mais avec cette impression néanmoins claire que l’on vient d’assister à un moment de vie précieux et fragile, qui restera en nous bien longtemps après l’apparition du générique, et le sublime dernier plan.

Ceci est évidemment dû à la précision de l’écriture, qui sait précisément où aller, ainsi qu’à l’interprétation d’une puissance jamais tapageuse, des deux jeunes comédiens, pas nécessairement identifiés auprès du public, mais ayant déjà fait leurs preuves précédemment. Fantine Harduin avait été révélée par Happy end, le dernier film de Michael Haneke, et s’y révélait absolument glaçante. On l’avait revue dans quelques films depuis, mais elle explose littéralement ici, réussissant à traduire à la fois la pureté de l’enfance, de celle qui fait fondre le cœur de Paul, ainsi que ses turbulences intérieures, qui la rendent imprévisible et dangereuse pour son entourage. Elle y est bouleversante, à la fois dans les moments de crise et d’apaisement, moments d’autant plus importants qu’on les sait voués à disparaître rapidement, et donc fulgurants. Quant à son partenaire, Thomas Gioria, il était évidemment la stupéfiante révélation de Jusqu’à la garde, d’une puissance et d’une maturité rares pour un si jeune comédien. Il est ici dans l’intériorité, laissant filtrer à chaque instant l’innocence de l’enfance, il est l’incarnation la plus totale de la pureté, de celle qui vous fait perdre tout sens des réalités, juste pour croire le plus longtemps possible à une histoire possible avec l’être aimé. Avec sa voix chevrotante, susurrant les dialogues, il capte parfaitement ce qui fait l’âme de son personnage.

On pourrait en dire encore beaucoup, mais en réalité, il s’agit de ces films qui se vivent plus qu’ils ne se racontent. Seulement cette fois, au contraire de ses précédents films, magistraux mais tellement radicaux qu’ils ne pouvaient que rester dans un cercle restreint de spectateurs (rappelons tout de même la grandeur de Vinyan, joyau incompris de sa filmographie), le voyage, pour peu que l’on ouvre un peu son esprit et que l’on accepte son absence d’évènements majeurs, sa simplicité apparente, pourra parler à un public plus large, du moins l’espère-t-on. Car Fabrice du Welz s’est ici livré à cœur ouvert, et il serait donc dommage de ne pas accepter l’invitation qui nous est proposée.