Drôle de Drame : Comédie culte et résolument moderne

Il y a des films qui marquent votre cinéphilie à tout jamais. Que ce soit des œuvres que l’on vous a imposées pendant votre scolarité, celles que vous auriez louées par hasard à l’époque, celles découvertes lors de rétrospectives en festivals ou tout simplement celles sur lesquelles vous seriez tombés en zappant compulsivement à la télévision. Peu importe la manière de les découvrir, ces films vous laisseront une emprunte indélébile dans votre mémoire. Pour sûr que Drôle de Drame fait partie de ces projets qui auront su marquer notre culture cinématographique à tout jamais. Il s’agit du troisième long-métrage de Marcel Carné, grand réalisateur français qu’il n’est plus besoin de présenter, à qui l’on doit des œuvres intemporelles tel que Hôtel du Nord, Le Quai des Brumes ou encore Les Enfants du Paradis. L’art de reconstituer des décors démesurés, aisance dans la mise en scène, inventivité dans son découpage technique, magnificence des dialogues portés par des acteurs d’exception et choisis avec soin…voilà quelques-unes des qualités indéniables qui font de Marcel Carné un auteur sur lequel il faut s’arrêter au moins une fois dans sa vie de cinéphile. D’autant que, avis totalement subjectif de notre part, Drôle de Drame demeure probablement son film le plus délectable. Magnifiquement écrit par Jacques Prévert, qui adapte ici le roman His First Offence de l’auteur britannique Joseph Storer Clouston, Drôle de Drame est un condensé de répliques cinglantes porté par des comédiens au sommet de leur art.

Comédie au burlesque subtil, Drôle de Drame nous emmène à Londres en pleine conférence de l’évêque Soper. Ce dernier dénonce la littérature licencieuse et particulièrement l’ouvrage Le Crime Modèle d’un certain Félix Chapel. La conférence est interrompue par l’intervention de William Kramps, dit « le tueur de bouchers », qui accuse Chapel d’être responsable de ses actes. Il parvient à échapper à la police juste après avoir juré de démasquer la véritable identité de Félix Chapel afin de se venger. Dans l’assistance se trouve Irwin Molyneux, cousin de l’évêque Soper. Après l’intervention de Kramps, l’évêque s’entretient avec son cousin et décide de s’inviter à dîner chez lui en fin de soirée. Le soir venu, il s’interroge sur l’étrange absence de l’épouse de son cousin, Margaret. Il décide de prévenir la police. Or, Irwin n’est autre que Félix Chapel. Commence alors une enquête où les quiproquos et les faux-semblants s’enchaîneront à une vitesse folle.

Pas facile de résumer Drôle de Drame en l’espace de quelques lignes. Le film de Marcel Carné place judicieusement ses pions lors de son exposition prodigieusement mise en scène. Le film est un jeu de Cluedo géant dans lequel le spectateur omniscient sera le seul à être mis au courant de tous les éléments de l’intrigue. Le jeu de l’enquête ne sera pas ce qui tiendra le spectateur en haleine. Ce qui nous fascinera résidera dans l’interprétation des acteurs à savoir jouer les menteurs afin de sauver leur peau. Et de ce côté là, nous serons admirablement servi. Porté par un casting en or, Drôle de Drame doit sa réputation à son duo de tête, Michel Simon et Louis Jouvet. Le premier campe un Irwin Molyneux lâche et pétochard qui se laisse entraîner dans un jeu de mensonges malgré lui par le biais de son épouse qui préfère sauvegarder leur réputation au sein de la haute bourgeoisie plutôt que d’admettre une banale vérité. Le second interprète à merveille un évêque soupçonneux, perpétuellement dans le contrôle de ses émotions, mais qui a pourtant des choses à se reprocher. Les échanges entre les deux hommes lors du premier tiers du film offre des séquences et des répliques devenues cultes avec le temps, comme la fameuse tirade de l’évêque : « Bizarre, bizarre, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre ! ». Il ne faut pas oublier tout le reste du casting également qui aura droit à son moment de gloire. Et des séquences inoubliables, le film en est rempli. Entre le début de romance adultère que s’offre Margaret avec Kramps, Kramps qui se saoule avec Irwin alors qu’il était venu l’assassiner, les domestiques qui se rebellent et quittent la maison de leurs employeurs avec un sang froid imparable, le policier qui résout ses enquêtes uniquement lorsqu’il est endormi, le truand chinois qui assomme des inconnus pour leur voler les fleurs à leur costume dans le but de constituer un joli bouquet de fleurs…Drôle de Drame n’a pas fini de vous surprendre et de vous amuser chaudement.

Toute la virtuosité de l’écriture de Prévert mise en corrélation avec les talents de metteur en scène de Carné permettent de placer Drôle de Drame au panthéon de nos meilleures comédies jamais réalisées. On y retrouve tous les thèmes qui deviendront chers aux scénarios de Prévert et notamment celui de l’identité et du double qui sont ici poussés à leur paroxysme. Son sens du comique de répétition joue beaucoup également sur la critique qu’il se fait de la morale bien pensante du milieu bourgeois. Prévert s’amuse comme un enfant à malmener ses personnages et est admirablement appuyé par la créativité artistique de Carné. Ensemble, ils cassent toutes les statures sociales pour en extirper une absurdité délicieuse, mais jamais cruelle. Même si l’on sent un certain dédain pour certaines classes sociales, Prévert ne se montre jamais méchant gratuitement. Il cherche uniquement à nous faire rire de bon cœur. Et il faut bien avouer que créer des problèmes à des gens qui ne sont pas censés en avoir (dixit le discours de Margaret qui se refuse d’avouer la vérité pour ne pas se couvrir de honte de n’avoir pas su retenir ses employés de maison) a quelque chose de particulièrement délicieux. Une fois encore, Drôle de Drame est une leçon d’acting. Le casting endosse plusieurs rôles et composent des personnages débordant d’imagination qui poussent l’absurdité à des niveaux rarement atteints. Le spectateur se retrouvera en chacun des personnages. Nous avons tous un côté polisson comme veut le cacher l’évêque, nous avons tous une voix intérieure rebelle et pleine d’assurance comme cherche à être Félix Chapel… Pour sûr que Drôle de Drame est un film à qui énormément de réalisateurs, acteurs et scénaristes doivent beaucoup.

Pour son sens inouï de la mise en scène, la richesse d’écriture et le talent des comédiens, il est impératif de (re)voir Drôle de Drame. Le film a bénéficié d’une ressortie en blu-ray dans un tout nouveau master 4K édité par Rézolution Culturelle et distribué chez ESC Distribution. Cette nouvelle jeunesse lui permet de repointer le bout de son nez dans quelques-unes de nos salles obscures actuellement. Profitez-en et mangez-en sans modération. Le film est sorti il y a plus de 80 ans et demeure, toutefois, plus moderne que jamais.

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