Little Joe : Paradis pour tous

En 1982, Alain Jessua racontait, dans Paradis pour tous, une société malade au point que des gens dépressifs fassent appel à une thérapie de choc, le flashage, effaçant le nerf de l’émotion et faisant donc voir la vie en rose. Patrick Dewaere y jouait le rôle principal, et revoir le film aujourd’hui a forcément une résonnance particulière lorsqu’on sait que le comédien a mis fin à ses jours juste après le tournage. Quoi qu’il en soit, ce film visionnaire entendait, dans un registre de fantastique discret, montrer que les émotions, même la fragilité extrême, sont ce qui fait de nous des êtres humains, et si l’on retire tout ça, cela peut très vite s’avérer inquiétant du point de vue existentiel, peut-être encore plus que d’assumer ses angoisses. Le film de Jessica Hausner reprend donc ce point de départ, mais en le décalant vers quelque chose de plus ouvertement inquiétant, évoquant tout un pan de la science fiction classique, à commencer par « L’invasion des profanateurs de sépultures ».

Alice est une mère célibataire travaillant pour une société spécialisée dans le développement des nouvelles espèces de plantes. Elle a conçu une plante à l’effet thérapeutique, qui a pour effet, si elle est maintenue à haute température, et qu’on lui parle régulièrement, de rendre son propriétaire heureux. Faisant fi des règles, elle va décider d’offrir une de ces fleurs à son fils Joe, qu’ils baptiseront « Little Joe » ! Mais progressivement, Alice se rendra compte que celle-ci n’est peut-être pas si inoffensive que ça et le film basculera donc dans une angoisse indicible …

Jessica Hausner fait partie de ce que l’on peut appeler l’école autrichienne, à savoir qu’elle pratique un cinéma dispositif, à la froideur calculée, tout autant que ses ambiances étranges quelque peu calibrées pour le festivalier moyen, adepte de bizarreries contrôlées. Si son style maîtrisé mais désincarné nous laissait de marbre jusqu’à maintenant, force est de constater qu’elle a réussi ici à atteindre un point d’équilibre quasi miraculeux entre ses velléités de mise en scène calculée, précise, presque mathématique, et un récit beaucoup plus abouti, dans le sens où elle réussit à nous accrocher du début à la fin, grâce à ce concept prenant. L’ambiance  est angoissante sans que rien dans le cadre n’aille clairement dans ce sens. Elle pratique cet art si complexe de placer le spectateur dans une situation inconfortable tout simplement en filmant des lieux tout ce qu’il y a de plus quotidien, en y ajoutant de petits éléments inhabituels déréglant cette quotidienneté trop rassurante. Ici, la simple vue d’une plante très esthétique, rouge vermillon, suffit à créer un climat à la fois plaisant dans sa beauté graphique, et déroutant, alors que rien de concret ne se passe à l’écran, ou en tout cas rien qui ne justifie cet état d’inquiétude.

Il faut dire que la cinéaste a eu le temps, depuis le temps qu’elle fait des films, de perfectionner cet art délicat de l’ambiance anxiogène, et elle s’y entend bien pour utiliser la grammaire cinématographique au sommet de ses possibilités. Entre sa mise en scène ouvertement formaliste, multipliant les travellings d’une précision diabolique, quasi Kubrickienne dans ce perfectionnisme maladif, ces décors parfaitement choisis et ces cadres géométriques, et un score expérimental aux sonorités inhabituelles, tout est réuni pour créer une expérience que l’on dira sensorielle. Et cela sera tenu jusqu’au bout, sans baisse de régime. Mais là où elle fait fort, c’est que l’on restera tout du long dans un registre monocorde, c’est-à-dire que rien ne viendra réellement perturber ce parfait équilibre atteint entre la perfection de la forme et le fond intrigant. Pas de rebondissements superficiels, pas de scène choc typique des cinéastes ne se faisant pas confiance, tout le film se passera dans ce climat qui en fait tout le sel.

En gros, Jessica Hausner a confiance en sa mise en scène, et sait à quel point son concept a un pouvoir attractif certain, donc elle ne cherche jamais à se placer au-dessus du genre, à se croire plus maline que ce concept, et à aucun moment elle ne prétend réinventer quoi que ce soit. Ce qui est tout à son honneur, sa maîtrise totale de son art lui permettant de captiver le spectateur du début à la fin, avec ce qu’il faut de moments troublants pour maintenir l’intérêt sur l’intrigue, et ne pas disperser l’attention. Il faut dire qu’elle peut également compter, outre la perfection de la direction artistique, sur l’interprétation toute en subtilité de son actrice principale, Emily Beecham (prix d’Interprétation féminine à Cannes). Si cette récompense avait pu en surprendre certains en mai dernier, la comédienne n’étant pas favorite dans les pronostics, nous sommes quant à nous ravis de ce choix audacieux de la part du Jury, qui n’aura pas cédé à la facilité de récompenser une performance plus clairement impressionnante. La force de son interprétation réside justement dans cette façon de paraître un peu détachée, monocorde, et de réussir à construire, l’air de rien, un vrai personnage attachant. Elle parvient à captiver l’esprit et le regard, et s’avère même émouvante dans sa relation avec son fils, lorsque celui-ci commence à changer de comportement, l’ambiguïté volontaire régnant, au point de nous faire douter un bon bout de temps sur le réel pouvoir de la plante. N’est-ce pas tout simplement une crise d’adolescence ? La mère ne projette-t-elle pas ses propres angoisses sur cette fleur, et donc, sur son entourage ?

Bien entendu, nous n’en dirons pas plus, mais ce film assumant son appartenance au genre, sans chercher à se faire trop arty, aura réussi à nous enthousiasmer tout du long, en tenant son dispositif, sans justement que cela ne fasse trop forcé ou calculé. On craignait le film de festival un peu toc, on se retrouve face à un sommet de mise en scène qui ne lâche jamais rien, tout en ne cherchant jamais à nous en mettre plein la vue. Une leçon de cinéma, et la preuve que cette année, la sélection Cannoise aura été riche en films de genre maîtrisés, qui, dans des registres différents, auront tous été, à leur manière, de vraies contributions au fantastique, en conciliant envies d’auteur et concepts assumés. On espère que le festival restera sur cette lancée.

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