Black Journal : Transformer ses copines en savon en dix leçons

Dans la carrière prolifique et passionnante de Mauro Bolognini, Black Journal tient une place à part. De fait, on a rarement vu chez le cinéaste (et même dans l’histoire du cinéma en général) un film aussi ouvertement baroque, grotesque, noir, drôle et glacial à la fois. Alors qu’une rétrospective à la Cinématèque bat son plein pour célébrer le cinéaste, Les Films du Camélia, toujours pourvoyeurs de jolies trouvailles, nous livre donc Black Journal dans une version restaurée inédite à savourer d’urgence.

Intitulé Gran Bollito (soit littéralement  »Grande Bouillie ») dans son titre original, le film annonce rapidement le programme. S’inspirant majoritairement de l’histoire vraie de la tueuse Leonarda Cianciulli qui, entre 1939 et 1940, tua ses amies pour les transformer en savon puis fit accuser son fils afin qu’il passe la guerre en prison avant de se dénoncer à la fin du conflit, Bolognini livre un portrait de femme terrifiant à la veille de la montée du fascisme en Italie.

Shelley Winters, actrice américaine ayant côtoyé les plus grands acteurs hollywoodiens (elle joua dans La nuit du chasseur, Une place au soleil ou encore Lolita) interprète donc Léa, une femme n’ayant guère d’occupation dans la vie si ce n’est une adoration confinant au malaise pour son fils Michele. De tous les enfants qu’elle a failli avoir, Michele est le seul survivant et Léa le couve comme une tigresse, continuant à l’essuyer quand il sort du bain. Quand Michele tombe sous le charme de la belle Sandra, Léa voit rouge et craint que son fils ne la quitte à jamais. Remplie de haine et de pulsions meurtières, elle entreprend alors de tuer ses amies une par une, afin d’en faire des savons et des biscuits. Dans son grand besoin de vie rangée, Léa n’en pouvait plus d’écouter ses trois amies se plaindre inlassablement du désir charnel qui les dévoraient. Quand l’une ne ressassait pas ses amours passés, l’autre était persuadé de voir le Diable lubrique dans sa cuisine…

A cette tonalité improbable, mêlant horreur gore (les têtes sont généreusement tranchées), humour concentré sur les personnages secondaires hauts en couleur et théâtralité du décor (la cuisine de Léa a toutes les allures d’une scène de théâtre, perchée sur une estrade et se dévoilant par des rideaux), Bolognini rajoute une sensation de malaise particulier puisqu’il fait jouer les trois femmes victimes de Léa par des hommes travestis ! Les autres femmes du film sont bel et bien jouées par des femmes mais les rôles des victimes dévoyées sont tenus de façon hautement improbable par Alberto Lionello, Renato Pozzetto et Max von Sydow ! Chacun d’entre eux écope également d’un rôle très secondaire dans le film en tant que personnage masculin notamment von Sydow en commissaire chargé de l’enquête.

Ce choix tout à fait particulier confine à Black Journal une atmosphère étonnante, baroque et totalement folle qui, petit miracle, n’empêche en aucun cas de considérer le film sérieusement. Certes, le portrait qu’il fait de toutes ces femmes seules, aux prises avec soit le commérage soit le désir, ne manque pas d’ironie et de mordant. Mais cela n’empêche en aucun cas de créer l’empathie pour eux de même que pour Léa (formidable Shelley Winters) dont on perçoit au fond la détresse derrière toute sa cruauté. En filigrane, Black Journal dessine aussi la montée en puissance du fascisme qui fera beaucoup plus de victimes que les exactions de Léa. Ainsi quand le commissaire qui l’arrête lui dit  »vous en avez fait assez », elle lui répond  »J’en ai fait pléthore. Mais vous ferez bien plus. » Bientôt les crimes sanguinolents et cruels de Léa (qui en tire une satisfaction certaine, il faut la voir faire goûter ses biscuits à ses amies) ne seront rien comparés à la période noire qui s’annonce et dont Bolognini fait peser la sourde menace.

Tous ces ingrédients réunis dans le grand bouillon que nous concocte le cinéaste auraient pu être indigestes mais Bolognini semble à l’aise sur tous les registres, flirtant avec l’outrancier et le ridicule sans jamais franchir les limites, réussissant à faire de Black Journal une oeuvre atypique, aussi glauque que méchamment féroce à découvrir d’urgence.

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