Shining : L’Overlook, son cadre enneigé, son labyrinthe et ses fantômes

Jamais une adaptation cinématographique trahissant à ce point le matériau de base n’aura été aussi réussie. Sans aucun doute l’adaptation la plus célèbre d’un roman de Stephen King, Shining (qui est loin d’être le meilleur roman de l’écrivain) est peut-être le film le plus formellement abouti de Stanley Kubrick, qui n’hésite pas à trahir le propos de l’écrivain (qui lui relatait fiévreusement et de façon quasi-autobiographique le combat intérieur d’un père contre son alcoolisme ravageant sa famille) pour en faire un film plus personnel et absolument effrayant. A l’heure de la sortie 4K du film et de celle de Doctor Sleep, où Ewan McGregor incarne un Danny Torrance devenu adulte, l’occasion de revenir sur le film était évidemment immanquable…

Nous voilà donc, pauvres spectateurs, contraints de passer tout un hiver enfermés dans un hôtel luxueux dans les montagnes du Colorado en compagnie de Jack Torrance, de sa femme et de son fils. Écrivain au passé d’alcoolique, Jack a accepté d’être le gardien de l’hôtel pendant tout l’hiver, pensant que la tranquillité de l’endroit va l’aider à écrire. Que l’ancien gardien des lieux ait massacré sa femme et ses filles à coups de hache ne semble pas l’affoler plus que ça, il a besoin de calme et d’argent, il ne fait pas le difficile. Et comment faire le difficile quand on voit la splendeur de l’hôtel dont les longs couloirs permettent au jeune Danny de passer du temps à les arpenter sur son petit vélo ? Seulement voilà, Danny a le  »Shining », un don de médium qui lui fait rapidement comprendre à grand renfort de visions sanglantes que l’hôtel est loin d’être aussi tranquille qu’il en a l’air…

Analysé sous toutes les coutures par des tas de cinéphiles, notamment dans le film Room 237, Shining passionne depuis sa sortie. Pour certains, il parle du génocide des Indiens d’Amérique, pour d’autres il parle carrément du fait que Kubrick aurait réalisé des prises de vues factices pour la NASA (notamment celle du premier pas sur la Lune). A force de trop tomber dans l’analyse, allant certainement beaucoup plus loin que Kubrick et sa co-scénariste Diane Johnson ne l’ont imaginé (même si la figure du labyrinthe, ajout du film par rapport au roman et omniprésente à chaque instant du récit est bien loin d’être anodine), on en oublierait presque la nature première du film, qui s’avère être l’un des plus effrayants de l’histoire du cinéma (n’en déplaise à Stephen King, jugeant que Kubrick n’avait aucune compréhension du genre.)

Le premier coup de génie de Shining, c’est qu’il parvient à susciter l’horreur en pleine journée. Les décors intérieurs sont sans cesse éclairés par la lumière du jour et les extérieurs sont faits de neige immaculée. Jusqu’à présent, l’horreur venait de la nuit et de ses recoins sombres. Ici, Kubrick parvient à nous effrayer tout en ne nous cachant rien. Génie de la mise en scène, le réalisateur utilise la steadicam pour arpenter les couloirs de l’hôtel ou les allées du labyrinthe qui se trouve à l’extérieur. Grâce à la fluidité étonnante des mouvements de caméra, on se retrouve rapidement pris au piège de l’hôtel Overlook, à l’effrayante symétrie.

Aidé par sa mise en scène, le réalisateur fait monter peu à peu la tension et la folie de Jack qui se retrouve très vite dans le bar de l’hôtel à parler de ses soucis au barman et à recevoir des conseils de l’ancien gardien qui s’est « occupé » de remettre ses filles (des jumelles tout droit sorties d’une photographie de Diane Arbus) à leur place. C’est d’ailleurs dès la première scène où Jack se fait offrir un verre dans la salle de bal que l’on comprend que son état ne va pas s’améliorer. Et à ce propos, Shining ne serait pas le grand film qu’il est sans la prestation hallucinée de Jack Nichsolson. Si l’on peut saluer le travail de Shelley Duvall (dans un rôle ingrat, malmenée par Kubrick sur le tournage) et de Danny Lloyd (qui, âgé de 6 ans, ne savait pas qu’il tournait dans un film d’horreur), c’est bien Nicholson qui porte le film sur ses épaules. Cabotinant comme lui seul sait le faire, il s’approprie de manière admirable et effrayante le rôle de Jack Torrance et nous livre une de ses meilleures interprétations, jouant la démence avec un tel niveau qu’il justifie à lui seul la vision du film. On notera d’ailleurs dans son interprétation que cette démence et très certainement sa schizophrénie n’ont pas grand-chose à voir avec les fantômes de l’hôtel tant le personnage respire la folie dès les premières séquences du film, encore une nouvelle grosse trahison de Kubrick par rapport au roman (dont on ne connaît guère les raisons) et qui ne fait qu’ajouter au pouvoir de fascination de Shining.

Le film ne s’arrête pourtant pas qu’à Jack Nicholson, ce qui est le plus admirable en son sein, c’est la façon dont Kubrick laisse la peur s’installer. En évitant les effets de surprises usés jusqu’à la corde et l’obscurité pour suggérer la peur, le cinéaste démontre son talent, faisant de son film une véritable leçon de mise en scène. En effet, il nous prouve que c’est avant tout l’atmosphère et l’ambiance qui règne sur un film qui compte si l’on veut effrayer (et en cela, le cinéaste reprend mine de rien beaucoup d’éléments du roman). Certes, il y a les visions de Danny, la femme dans la salle de bain de la chambre 237 et la folie meurtrière qui s’empare de Jack mais autant avouer tout de suite qu’on se sentait mal à l’aise depuis le début. Ce n’est pas seulement une question de mise en scène et d’interprétation (comme on le disait, Nicholson amène dès le début le film vers un niveau quasi malaisant avec son jeu outrancier à base de sourires carnassiers), c’est aussi une question de design sonore et de musique. Il n’y a aucun morceau rassurant dans Shining et le réalisateur pousse le vice jusqu’à utiliser une partition musicale stridente qui nous arrache des frissons rien qu’en l’entendant. Injuste certes mais diablement efficace et le film n’a pas vieilli du tout, continuant de fasciner encore bien longtemps après sa sortie. La preuve avec cette édition 4K mettant désormais en avant la version américaine du film, rallongée de plus de 20 minutes, permettant au récit de s’attarder un peu plus sur la nature surnaturelle de l’hôtel avec quelques explications rajoutées. Cela la rend moins efficace que le montage européen (que l’on préfère) mais n’empêche pas l’horreur de parcourir notre échine alors que l’on sent la catastrophe pointer le bout de son nez…

Cette version américaine, coupée de l’aveu de Kubrick car elle contenait trop de scènes  »pseudo-psychologiques » s’avère un poil plus fidèle au roman de King car expliquant un peu mieux les démons de Jack Torrance. Pas étonnant cependant que King se soit senti trahi en voyant le film tant Kubrick se coutrefout de l’alcoolisme du personnage et de ses démons. Ce qui n’empêche pas Shining d’être un sacré grand film d’horreur qui n’a pas fini de nous hanter (on y découvre sans cesse des détails) et dont les couloirs de l’Overlook ne quitteront jamais notre esprit…

1 Commentaire

  1. L’un de mes Kubrick préférés ! D’accord avec toi sur l’apothéose technique du film… et c’est vrai qu’il s’éloigne énormément du roman de King ( que j’aime beaucoup personnellement, on sent l’attachement permanent du romancier pour ses personnages ; à la différence de Kubrick qui avait souvent tendance à les juger voire – selon les mauvaises langues – les mépriser ). Chef d’oeuvre !

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