Atlantique : La force de la poésie pour exprimer les tragédies du monde

À chaque édition Cannoise son lot d’œuvres en prise avec le réel, qui à force de vouloir faire passer leur message légitime, en oublient quelque peu le cinéma. Et pourtant, dans la plupart des cas, ces films en repartent avec un prix majeur, car pour le plus grand festival de Cinéma du monde, il s’agit de maintenir sa place de vitrine pour les grands sujets. Quand la politique prime sur le cinéma, il y a parfois de quoi se poser quelques questions, et pourtant, dans le cas du film qui nous intéresse aujourd’hui, lauréat du Grand Prix du Jury (ce qui signifie que les membres du Jury n’ont pas pu se mettre d’accord à la majorité pour une Palme, mais que certains ont voté pour) lors de l’édition 2019, toutes ces questions n’auront pas lieu de se poser, tant la démarche de la jeune cinéaste brille par son ambition d’un cinéma expressif et poétique, pour dire les tragédies du monde sans chercher nécessairement à accabler le spectateur. Armée de sa foi en le pouvoir d’un art pouvant faire passer ses idées par sa mise en scène et sa forme pure, elle livre un film d’une pureté souvent éblouissante, malgré quelques scories pardonnables pour une première œuvre.

Situé dans une banlieue populaire de Dakar, le film débute par la colère d’ouvriers réclamant leur dû, n’ayant pas été payés depuis 3 mois. À bout de nerfs, et devant subvenir aux besoins de leurs familles, ils décident, comme tant d’autres avant eux, de braver les dangers de l’océan pour partir en Europe, là où pensent-ils, ils pourront travailler pour un avenir meilleur. Parmi le groupe, Souleiman, amoureux secret de Ada, promise quant à elle à un autre homme. Quelques jours plus tard, alors que la fête de mariage de cette dernière bat son plein, un incendie éclate et les filles du quartier sont soudainement prises de fièvres mystérieuses. C’est le début d’évènements étranges sur lesquels un jeune policier va enquêter …

Nous n’en dirons pas plus, même si les résumés sur Internet en disent quant à eux un peu trop. Ce qui séduit très rapidement dans cette œuvre, c’est cette façon qu’a Mati Diop de créer une ambiance envoûtante, faisant appel aux sens du spectateur, sans l’assommer de situations démonstratives qui consisteraient à faire passer son message en force. Ce qu’elle raconte contient une telle puissance tragique naturelle qu’il n’y a nul besoin d’en rajouter une couche, et elle fera suffisamment confiance en la puissance du médium qu’elle a choisi, pour nous intéresser à son histoire et les personnages qui la peuplent. Si l’on pouvait craindre dans un premier temps qu’elle ait du mal à s’affranchir d’un certain naturalisme plombant une majorité de propositions cinématographiques de chez nous, qu’elles soient assimilées au fantastique comme ici, ou plus réalistes, voulant à tout prix faire « vrai » par une mise en scène pseudo documentaire, le film saura très vite s’éloigner de ces clichés pour proposer quelque chose de très personnel. Heureusement, si la disparition des garçons en mer est bien évidemment le canevas principal autour duquel tout le film est articulé, il n’y a nul besoin pour la cinéaste d’en rajouter dans les situations déjà vues pour dire ce qu’elle a à dire avec toute la force nécessaire.

Elle choisira donc la forme de l’allégorie fantasmagorique pour évoquer tous ces disparus faisant office, dans notre monde indifférent et impuissant, de simples statistiques propres à alimenter les faits divers quasi quotidiens. Là où les chaînes d’infos racoleuses se contentent de gros titres sensationnalistes à chaque drame, et où l’on ne parle que d’une masse de migrants, sans chercher à comprendre l’histoire que chacun de ces Hommes portent en eux, le film entend nous faire partager le drame intime de ces derniers sans chercher à culpabiliser inutilement, juste en utilisant la force naturelle du 7ème art, pour nous faire ressentir avant tout, par l’usage de la poésie et de l’onirique. Assumant la dimension fantastique de son film, se référant visiblement à toute une tradition de l’inquiétante étrangeté française, et évoquant au détour de certaines images très expressives le Vaudou de Jacques Tourneur, on est rassurés de voir que la jeune metteur en scène se fait confiance, et ose un cinéma atmosphérique, lent, ayant compris que le spectateur pouvait tout à fait se laisser aller à la rêverie, si tant est que la mise en scène soit suffisamment maîtrisée pour l’attraper et ne plus le lâcher avant la fin.

Il est rassurant de constater qu’un cinéma social esthétique peut exister, sans que cette forme n’écrase jamais la puissance du fond, l’un et l’autre se nourrissant mutuellement pour un tout cohérent et fusionnel, impliquant le spectateur tant émotionnellement que physiquement. La beauté de la photographie, alliée à une mise en scène élégante, et une musique hypnotique, forment un tout qui nous emporte dans son univers étrange et délicat, agissant comme une caresse et non comme une gifle, malgré ce que son dur sujet aurait pu naturellement entraîner. Au bout, une fois que les comptes entre les vivants et les disparus auront été soldés, ne reste plus que l’apaisement et un espoir en un avenir plus clément. Malgré une insistance parfois pesante à filmer longuement l’océan, l’harmonie générale aura fait son effet, et le spectateur de sortir de la salle avec cette impression d’être grandi humainement. Certains membres du Jury Cannois ont justifié leur choix en affirmant que le film les avait accompagnés durant tout le Festival, et l’on n’aurait pas mieux dit pour exprimer la force tranquille de l’œuvre, qui nous suit en effet bien après l’apparition de son générique. Pour une fois, donc, c’est le cinéma qui aura été récompensé, et pas seulement un sujet.  

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