Midsommar : Le deuil selon Ari Aster

On se souvient que Hérédité, en 2018, avait frappé un grand coup dans le petit monde étriqué de l’horreur moderne, son jeune cinéaste ayant immédiatement imposé une patte, personnelle et audacieuse, lui permettant de surprendre le spectateur, habitué à une horreur plus sage et confortable. On se situait plutôt dans la veine de l’ « elevated horror », à savoir ces films, pour la plupart produits par le studio A24, ayant à cœur d’emmener le genre vers d’autres rives, plus adultes, et ne jouant pas sur les ressorts habituels des films de studio, n’ayant quant à eux pour but que de faire sursauter le jeune public avec des effets faciles et grossiers, mais toujours efficaces sur les adolescents peu regardants. Le jeune Ari Aster, lui, ne joue pas dans cette catégorie et cherche plutôt à travailler des personnages inhabituellement denses, dont on peut déjà affirmer, au bout de seulement deux longs métrages, qu’ils sont abîmés par les mêmes douleurs existentielles, enclenchées dans les deux cas par des deuils difficiles, points de départ à des intrigues beaucoup plus retorses. Dans Hérédité, il s’agissait d’une famille frappée depuis longtemps du saut de la fatalité, subissant une suite de deuils que la mère incarnée par Toni Collette finissait par attribuer à un destin du genre maudit, comme si sa famille ne pouvait prétendre à vivre heureuse. Dans le film qui nous intéresse là, nous suivrons Dani (Florence Pugh, découverte dans The Young Lady, et encore une fois saisissante) et Christian (Jack Reynor, solide également dans un registre effacé), un jeune couple sur le point de se séparer, ce que la jeune femme se refuse à accepter, sombrant dans une dépression accentuée par le deuil brutal vécu par sa famille. Ne pouvant se résigner à laisser sa compagne dans une telle détresse, il accepte de l’emmener avec lui et ses amis dans un village suédois isolé, à l’occasion d’un festival très particulier n’ayant lieu que tous les 90 ans. Débutant sous des auspices insouciants pour une partie du groupe, dans un contexte particulier (le soleil ne se couche pas), la situation va très vite s’avérer inquiétante, voir horrible au fur et à mesure du déroulement …

On le voit donc, rien que sur cette entame dramatique, assez perturbante dans son étude poussée n’éludant par le tragique d’une dépression inéluctable, Aster continue sur sa lancée, d’un cinéma de « genre », ne s’embarrassant pas des clichés, et cherchant à tracer sa voie personnelle, en s’efforçant avant tout à construire de vrais personnages, éloignés des habitudes vieillottes d’un cinéma plus grand public, donc moins ambitieux. Le couple principal, que l’on va suivre pendant tout de même 2h20, est ancré dans le réel, et ce qui frappe dès l’introduction, c’est la densité qui suinte à chaque seconde, et la profondeur des situations, dialogues ou gestes, d’une vérité absolue, et dans lesquels l’on peut presque toucher du doigt toute la souffrance vécue par la jeune femme. Lorsque celle-ci, après avoir appris une terrible nouvelle, s’effondre en hurlant sa douleur, ses larmes n’ont rien de feintes, et l’étreinte qui y est associée frappe en plein cœur, car rien ne semble excessif ici. On ne voit qu’un jeune couple frappé par la tragédie de la vie, et dans un moment pareil, rien ne semble pouvoir apaiser la douleur, ce qui n’empêche pas d’être là pour l’être aimé, à tenter de soutenir du mieux qu’on peut. Un instant de cinéma d’une tristesse insondable, nous laissant des nœuds dans l’estomac, et qui nous fait dire que la projection risque d’être tout à la fois intense et pas de tout repos. Ce que la suite se chargera bien entendu de confirmer, mais de façon plus extrême encore.

On le répète souvent, pour différents films, mais c’est particulièrement le cas ici, il sera difficile de défendre le film comme il se doit, en évitant au maximum de rentrer dans les détails qui en font toute la sève. Bien entendu, la promotion aura été axée principalement sur l’aspect « transe païenne », évoquant toute une tradition du fantastique, notamment européen, avec en ligne de mire The Wicker Man, film culte par excellence. Mais on pensera surtout, devant le résultat, au plus récent Apostle de Gareth Evans, dans ce rapport à la terre et aux traditions, entraînant chaque personnage dans un voyage au bout de l’enfer dont aucun ne semble pouvoir revenir indemne.

Si l’on ne peut rentrer dans les détails sous peine de gâcher ce qui fait la substantifique moelle du film, on pourra tout de même affirmer que le cinéaste ne se trahit pas, et ne cherche à aucun moment à brosser le public dans le sens du poil. Armé de sa foi indéfectible en son cinéma et de son sens indéniable de la mise en scène et de la narration à combustion très lente, il peut se permettre de dilater l’action sur une durée inhabituellement longue, ménageant ses effets, pour arriver, à terme, à une folie que l’on goûtera plus ou moins selon sa sensibilité, mais dont on ne pourra à aucun moment remettre en cause l’intégrité de la démarche. Il faut dire que l’on n’est tellement plus habitués à ce type de propositions sur grand écran, que le résultat a de quoi prendre de court, même les spectateurs endurcis. Rempli d’images horrifiques dantesques, choquantes et grotesques à la fois, le tout a des airs de grand trip radical et sensoriel, faisant appel à notre ressenti intime plus qu’à des émotions facilement assimilables. Le point culminant s’avère d’ailleurs une scène de danse aux airs de  transe, hypnotique jusqu’à l’extase. Se permettant des écarts de conduite proprement impensables, Ari Aster ne s’excuse jamais, et semble avoir eu carte blanche totale, lorsque l’on contemple médusé des scènes de nudité graphique lors de situations totalement improbables sur le papier, mélangeant le sexe et l’horreur, bref, tout ce que les Américains adorent (ahah). C’est à se demander comment le tout a pu passer tranquillement auprès de la MPAA (le film est classé R-Rated) , mais la liberté créative dont a bénéficié le cinéaste a de quoi rendre heureux, à l’heure où l’on cherche à tout prix à nous rentrer dans le crâne, de force, que la seule alternative possible aux grosses croûtes de studio se situe à la télévision. Un beau démenti que voilà.

On n’ira pas jusqu’à dire que le résultat est parfait pour autant, et le film tombe même à plusieurs reprises dans un travers semble-t-il inévitable pour ce genre de proposition, à savoir que le jeune cinéaste semble conscient à chaque instant de sa singularité, sentiment accentué par le concert de louanges auquel il a eu droit pour son premier film. Il semble donc avoir pris ces compliments au sérieux, et en fait peut-être un peu trop dans le genre « grand film », avec ses compositions picturales certes saisissantes, mais parfois un peu pesantes. Pareil pour le rythme général, languissant à l’extrême, et dont on aimerait à certains moments qu’il aille un peu plus vite à l’essentiel. Car passée la mise en place dramatique, on comprend relativement vite de quoi il s’agira, et il n’y avait nul besoin de faire durer, durer, presque jusqu’à épuisement, la présentation de cet univers étrange. Créer l’attente, par un calme apparent travaillé jusqu’au malaise, c’est évidemment le propre d’un film du genre réussi, mais le cinéaste semble avoir oublié une chose essentielle, qui est que parfois, rester modeste peut être bénéfique au film. On se raccrochera donc aux fulgurances esthétiques, et à cette direction d’acteurs parfaite, pour patienter jusqu’au lâcher prise final, hypnotisés par le cadre étrange et dépaysant, et les quelques images chocs disséminés par ci par là, avant les choses sérieuses.

Histoire de deuil poussée dans ses derniers retranchements, nourrie d’un folklore nous changeant des éternelles possessions ou maisons hantées que l’on se coltine depuis beaucoup trop longtemps, la seule certitude que l’on a devant le résultat, réside dans la personnalité de son auteur, indéniablement atypique et virulente, persistant dans un cinéma hérité des 70’s, nous ramenant par fulgurances aux visions dérangées et hallucinées de Ken Russell ou Alejandro Jodorowsky, mais dans un contexte personnel, fait de douleurs intimes seulement apaisées dans l’horreur la plus abominable, ce qui n’empêche par un certain humour de naître de situations dérangeantes dans les idées, rendues quasiment absurdes, mais un absurde qui agresse notre morale et aura de quoi provoquer quelques cauchemars aux spectateurs les plus fragiles. S’il laisse un peu perplexe sur le moment, le film s’imprime avec le temps dans la mémoire, par ses visions horribles et marquantes, et surtout par ses enjeux humains autrement plus stimulants que le tout venant. On ne peut donc que vous encourager à tenter l’expérience, indéniablement inconfortable, mais finalement très stimulante.