Saint Jack : L’homme de Singapour

Relativement méconnu dans la filmographie de Peter Bogdanovich, Saint Jack s’est offert, en même temps que La dernière séance, une belle mise en avant par Carlotta Films. En effet, le film est sorti le 10 octobre dernier en Édition Prestige Limitée avec Blu-ray, DVD et Memorabilia. Une superbe édition pour une œuvre atypique qui mérite amplement qu’on s’y attarde.

Peter Bogdanovich le dit lui-même, Saint Jack est l’un de ses films préférés, celui qui lui redonna le goût de la réalisation. Après trois échecs successifs (Daisy Miller, Enfin l’amour et Nickelodeon), Bogdanovich aborde la fin des années 70 déprimé. Cybill Sheperd, sa compagne de l’époque, est en procès contre Playboy qui avait diffusé sans autorisation des photogrammes d’elle nue quand elle tournait La dernière séance. Il se trouve qu’à l’époque, Playboy détenait les droits du livre Saint Jack écrit par Paul Theroux. Orson Welles, ami de Bogdanovich, pensait qu’il pourrait en tirer un bon film. Sheperd négocia alors les droits du roman durant son procès, mais Welles ne se mettant toujours pas au travail, Bogdanovich reprit les rênes de la réalisation. Il alla chercher Roger Corman chez qui il avait débuté pour dégoter un petit budget et s’en alla à Singapour avec Ben Gazzara et une équipe technique réduite pour tourner Saint Jack.

L’histoire du cinéma a ensuite un peu oublié le film et c’est bien dommage tant, effectivement, on sent chez Bogdanovich un vrai plaisir à le réaliser. L’intrigue du film se déroule à Singapour dans les années 70. Jack Flowers est un américain expatrié qui dirige une maison close avec succès, s’attirant les foudres des concurrents. Parallèlement il se prend d’amitié pour William Leigh (irrésistible Denholm Elliott), un comptable venu de Hong-Kong et se fait contacter par Eddie Schuman, un homme travaillant pour la CIA…

Visiblement inspiré par le travail de John Cassavetes (à qui il emprunte Ben Gazzara, l’un de ses acteurs fétiches), Peter Bogdanovich filme les déambulations de son personnage sans véritable trame principale. La caméra déambule en même temps que Jack Flowers et capte l’énergie du Singapour de l’époque, véritable lieu de détente et de plaisir, notamment pour les soldats américains basés au Vietnam. D’ailleurs, Peter Bogdanovich dut rédiger un traitement totalement différent de celui du film tourné pour convaincre les autorités de Singapour de tourner sur place. Ce n’est qu’une fois le film sorti que la supercherie fut dévoilée. Pour autant, Saint Jack est le reflet de la réalité de l’époque, critiquant l’impérialisme des américains et le colonialisme des anglais. Le film n’en est pas moins une déclaration d’amour laconique à une ville unique au monde où les vices se concentrent, les ambitions se perdent et le sens moral est mis à mal.

Tout le récit de Saint Jack s’articule ainsi autour du sens moral de Jack et à sa façon de régir à ce qui l’entoure. Un soldat frappant une prostituée, une petite séance de torture avec tatouages, une demande de chantage avec photos à l’appui, Jack rêve de son indépendance tout en se confrontant sans cesse à la réalité des choses. Une réalité parfois déroutante tant, de l’aveu de Bogdanovich, il voulait éviter les clichés du genre. Ainsi le cinéaste préfère passer outre certaines scènes que l’on pensait inévitables pour aller vers autre chose de surprenant. Il préfère également ne pas trop expliquer la psychologie de son personnage et laisser Ben Gazzara prendre les choses en main à travers une interprétation toute en finesse où les regards comptent finalement plus que les mots. En dehors de ses partitions chez Cassavetes, Saint Jack est d’ailleurs l’un des plus beaux rôles de Gazzara.

Réalisé avec un certain style nonchalant, un peu à l’image de son héros, Saint Jack est un film dans lequel il faut s’immerger mais qui témoigne de l’aisance de Bogdanovich à passer de films en films sans jamais vraiment imposer un style de mise en scène reconnaissable (chose qu’il est le premier à revendiquer), préférant s’attarder sur une thématique qui, par contre, lui est propre, celle du temps qui passe et de la fin d’une époque, d’une innocence. En réalisant son film le plus atypique, Bogdanovich signe paradoxalement l’un de ses plus réussis, sachant capter une mélancolie tout à fait singulière.

En plus du film, on saluera les bonus présents dans l’édition. L’entretien de vingt minutes avec Peter Bogdanovich permet de revenir sur la genèse du film et son tournage tandis que le module Souvenirs de Saint Jack donne la parole à plusieurs membres de l’équipe de tournage trente ans après les faits. On y apprend un peu plus sur la méthode de travail de Bogdanovich, très ouvert aux suggestions durant le tournage. On découvre également qu’en dehors quelques acteurs (dont Gazzara, Denholm Elliott et George Lazenby), la plupart des gens recrutés pour jouer dans le film étaient des amateurs. Les souvenirs racontés pendant trente minutes sont parfois anecdotiques mais témoignent du plaisir de tourner le film un peu en cinéma guérilla, comme Bogdanovich avait appris à le faire avec Corman. Le troisième module se montre tout à fait passionnant. En effet, Splendeurs dormantes à l’aube revient en photos sur les lieux de tournage de Saint Jack à Singapour et montrent combien la ville a changé. Comme nous tous d’ailleurs…

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