Sauvage : rencontre avec Camille Vidal-Naquet

Présenté à la Semaine de la Critique cette année à Cannes, Sauvage, premier long-métrage réalisé par Camille Vidal-Naquet a su emporter l’adhésion de la critique. Ce portrait sans fards et sans complaisance d’un jeune homme se prostituant, non pas par besoin mais par envie d’amour et de liberté, bouleverse, surprend et émeut. Attendu en salles le 29 août, Sauvage est un premier film exigeant, tourné par un cinéaste qui l’est tout autant. On n’en attendait pas moins de Camille Vidal-Naquet qui, outre ses activités de réalisateur, enseigne l’analyse filmique avec une passion rarement vue. L’auteur de ces lignes, ancien élève de Camille Vidal-Naquet a forcément sauté sur l’occasion d’une rencontre avec le réalisateur. D’abord difficile à caler, l’interview devait se faire par mails interposés mais vu les questions, Camille Vidal-Naquet a préféré prendre le temps de nous rencontrer pour nous répondre en direct. C’est dans un bar du onzième arrondissement de Paris que nous rencontrons Camille Vidal-Naquet, non plus dans un cadre d’élève à professeur, mais de journaliste à réalisateur. Et au réalisateur de se confier avec une énergie et bienveillance toujours aussi communicative :

Comment vous est venue l’idée du film ?

Au départ, j’ai imaginé un personnage qui ressemblait un petit peu à celui de mes courts-métrages. Un personnage seul en quête d’amour que j’avais déjà pas mal développé. J’avais cette idée en tête, celle d’un marginal qui ne se soucie pas du tout de la vie matérielle. Très vite, ça m’a mené sur le terrain de la précarité, je voulais quelqu’un qui soit dans la rue, qui ne possède rien, qui n’ait rien mais qui soit à l’aise, que la rue ça soit chez lui. Et de fil en aiguille ça m’a amené dans le milieu de la prostitution masculine. À partir de là, j’ai déjà imaginé le personnage et écrit le scénario. Ensuite j’ai rejoint une association humanitaire qui va à la rencontre des garçons qui se prostituent, je suis allé faire des maraudes dans le bois de Boulogne pendant à peu près trois ans où j’étais en contact avec ces garçons que j’ai rencontré, avec qui je me suis lié d’amitié, je les voyais régulièrement. J’y ai passé beaucoup de temps, j’ai rencontré beaucoup de gens qui ont un passé assez incroyable et du coup, j’ai ensuite enrichi l’écriture par cette expérience-là.

L’écriture est donc venue avant les recherches ?

Oui j’ai d’abord écrit la structure du scénario, le personnage. Et dans un deuxième temps l’immersion enrichissait l’écriture. C’était un aller-retour constant. C’étaient aussi les émotions, il y a beaucoup d’émotions dans ces rencontres. Ça m’a forcé à écrire, à finir le scénario, je voulais retranscrire les émotions que j’avais eues dans le scénario.

Vous aviez des influences dès l’écriture ?

J’avais vu beaucoup de documentaires sur les marginaux. Les marginaux et la drogue, c’est un truc qui m’intéressait pas mal. J’ai vu beaucoup de documentaires et puis j’ai ce film de Paul Morrissey, Flesh (1968), que j’aime énormément qui m’a toujours marqué. Je l’ai vu il y a longtemps, c’est un film qui raconte la journée d’un homme qui se prostitue à New York et c’est un film sans commentaire, très neutre, très sec et j’avais vraiment en tête de faire ça, un film sans jugement moral mais avec une immersion, un film qui vit avec un personnage. C’est un peu ce film-là que j’avais en tête au départ et je pense que j’étais aussi un peu influencé par les premiers films hollandais de Paul Verhoeven. Je trouve qu’il avait un rapport à la pudeur, enfin à l’impudeur plus exactement, qui est incroyable dans la direction d’acteurs. Et je pensais aussi à Luke la main froide de Stuart Rosenberg que j’aime beaucoup avec ce personnage de poète un peu décalé dans l’univers où il est, il paraît plus faible que les autres mais qui est en fait le plus solide. Je l’avais en tête dès le départ.

Luke la main froide a inspiré le personnage de Léo ?

Qui a inspiré, je ne sais pas. C’est peut-être un peu fort de dire inspirer mais en tout cas j’avais souvent ces images qui me revenaient, des images de tous ces films que j’aime bien. De temps en temps, j’en regardais des extraits. J’ai revu Flesh à cette occasion-là. Après de dire inspiré, je ne sais pas, je ne sais pas exactement quelle est l’influence.

Comment s’est passé le travail avec Félix Maritaud ? Comment vous l’avez découvert ?

D’une manière assez simple. On castait le film et on m’a parlé de lui, on m’a dit qu’il jouait dans 120 battements par minute qui était en montage à ce moment-là et je ne l’avais donc jamais vu jouer. On s’est rencontrés et ça s’est fait naturellement, j’ai beaucoup aimé la simplicité avec laquelle il a reçu le scénario. J’ai vu que le personnage le mettait à l’aise, il parlait tout de suite d’émotion, c’était une approche qui m’intéressait beaucoup. Et puis après on s’est vus, on a fait le casting et il avait une appréhension du scénario et de l’univers de la rue que j’ai trouvé extrêmement intéressante.

Il correspondait à la vision que vous aviez de Léo ?

Il ne correspondait pas vraiment au personnage écrit qui, vraiment était un tout petit mec très chétif et c’est vrai que Félix n’est pas comme ça. Quand on le voit arriver, avec ses tatouages, il dégage autre chose. C’est une autre version du personnage, mais ça a été super de se laisser surprendre par ce changement finalement. J’étais ravi d’accueillir la rencontre entre un comédien et un personnage, les deux venant chacun d’un univers un petit peu différent. J’étais très content au final d’aller dans une autre direction. Mais avec la même douceur, la douceur que je voulais à la base et que lui incarnait très bien.

C’est assez frappant dans le film d’ailleurs cette douceur dans ce milieu de la prostitution masculine, avec ces corps nus, parfois violentés. Comment avez-vous travaillé ce rapport au corps ? Félix m’a dit que vous aviez travaillé avec un chorégraphe…

Oui, en amont, j’ai fait appel à un chorégraphe pour préparer les corps, car je pense qu’on n’arrive pas sur un tournage comme ça sans préparer le corps. Tous les gens qui avaient des scènes de passe devaient faire cet atelier où le corps devient un objet, un outil. Ça permet d’enlever toutes les ambiguïtés, toutes les hésitations, le corps devient un objet d’art, ça met de la distance. Ça me paraissait important car il y a plein d’acteurs qui sont censés former une bande dans le film et pour les faire se rencontrer au plus vite, je trouvais ça très bien de passer par cet atelier chorégraphique. J’avais fait cet atelier moi-même il y a quelques années, j’avais été très ému, vraiment bouleversé. C’est un atelier dans lequel on fait énormément de choses avec son corps et il y a une proximité, un contact nécessaire avec les autres qui se fait avec une grande douceur. Je ne voulais pas qu’on rentre dans cet univers-là par la violence, mais par la douceur et le travail avec le chorégraphe était très important. Tout le monde ne l’a pas suivi cependant. Par exemple, les comédiens qui jouent les clients ont un langage corporel différent, qui est plus maladroit, qui est le leur, parfois un peu plus hésitant, plus lourd. Alors qu’il y a une certaine grâce chez tous les garçons de la bande, surtout chez Félix et Eric Bernard.

Vous parlez de douceur mais il y a aussi de la violence dans le film. La scène du plug anal par exemple est assez difficile, j’avais une spectatrice à côté de moi durant la projection qui n’était visiblement pas à l’aise du tout le temps de la scène. Vous montrez quand même tout le spectre du corps dans ce milieu : la tendresse qu’il peut y avoir dans les rapports mais aussi la violence qui va parfois avec…

Le film, je crois, montre le quotidien des travailleurs du sexe. C’est vraiment le quotidien donc le film présente cette réalité-là avec les côtés très durs mais aussi les côtés qu’on connaît un peu moins, avec une certaine douceur, une certaine tendresse, y compris entre les garçons qui se prostituent, entre un client et le prostitué. Et les garçons qui se prostituent, on sait que ça existe, mais je ne sais pas si on arrive à se représenter ce qu’est le quotidien heure par heure de quelqu’un qui fait ça. C’est-à-dire le côté répétitif. Nous c’est le genre de choses qu’on évacue assez rapidement mais là, le film montre ce quotidien comme un travail. On est là le matin et on travaille. Des clients on en a deux, trois, quatre, cinq par jour. Et on recommence. Des fois c’est très dangereux, des fois c’est très doux et je crois que le film c’est aussi l’honnêteté. C’est comme si on faisait un film sur un boulanger : il faut montrer le pain qu’il fait. Et bien avec Sauvage c’est exactement la même chose, si on veut montrer le quotidien d’un travailleur du sexe, il faut montrer du sexe. Ça ne veut pas dire se repaître du sexe mais il faut le représenter et le montrer par honnêteté. C’est en tout cas l’ambition du film.

Pourquoi dans ce cas avoir décidé de ne pas montrer la scène chez le pianiste, ce client connu pour torturer les prostitués qu’il ramène chez lui ?

Je crois que la scène chez le pianiste aurait été de trop. C’est déjà plus intéressant en termes de rythme de ne pas l’avoir, d’avoir juste le résultat. Il m’a semblé que la dureté de ce qu’il se passait avait déjà été vue avec la scène du plug. Et ça me semblait trop prévu d’avance, on avait déjà vu le personnage du pianiste, on avait expliqué plusieurs fois que c’est quelqu’un de dangereux. On avait déjà été dans la dureté, on sait que le pianiste aime la torture, le sang, je me suis dit que pour le coup, cette scène-là ne montrait pas vraiment la quotidienneté des travailleurs du sexe. Et puis le pianiste, c’est un personnage fantasmatique quand même, il sort d’un film de genre et ça me paraissait m’éloigner de mon propos. Je voulais juste montrer Léo suivre la personne très dangereuse, mais on sortait un peu de ce que je voulais dire. C’est une scène qui se serait mal insérée dans le récit, qui nous aurait fait partir sur autre chose.

Vous avez tourné caméra à l’épaule pour faciliter une certaine liberté de mouvements. Mais est-ce que vous avez donné beaucoup d’indications sur l’ensemble du tournage ? Félix m’a dit que des fois, vous lui disiez carrément comment il devait prononcer sa réplique. C’était vraiment un film très écrit du coup.

Oui, c’était tout le paradoxe du film. C’est ça qui était difficile, je voulais un film qui donne l’impression d’un jaillissement un peu imprévu et à côté de ça, c’était très très écrit. Avec mon assistant et mon chef-op, on passait des heures à définir les plans. Parce que le piège, à mon avis, quand on part comme ça dans un tournage un peu sauvage justement, caméra portée, c’est de se dire qu’on va se laisser surprendre par ce qu’il va se passer. C’est bien, mais je pense que ça ne suffit pas. Pour moi, il faut absolument caler et prévoir tous ces plans-là et on passait vraiment des heures et des heures à prévoir très exactement dans quel ordre on allait filmer, comment les comédiens allaient se déplacer, on faisait beaucoup de répétitions mécaniques. Donc mine de rien, les plans sont très très calculés. On faisait les premiers plans, on regardait ensuite pour voir et on affinait ensuite en sachant que ça allait être monté. Les comédiens c’était pareil, on a fait beaucoup de répétitions avant, je voulais vraiment pas qu’ils changent le texte. Il y a eu quelques petits moments d’improvisation très courts mais je n’aime pas trop ça finalement. Les comédiens devaient connaître leur texte et je savais vraiment, enfin je savais, en tout cas j’avais des idées assez précises de comment la phrase devait être dite et souvent avec les comédiens, j’étais précis, je voulais vraiment qu’ils prononcent certains mots d’une certaine manière. C’était ça la difficulté. Je dis difficulté mais je trouve que tous les comédiens, y compris les non-professionnels, ont compris beaucoup plus facilement ce que je pensais et m’ont beaucoup surpris. Je trouvais ça très fort ce qu’ils faisaient. Quand on voit le film, ils sont incroyablement naturels alors qu’ils sortent tous un texte quoi ! J’étais très heureux de ça.

Le film a été bien reçu à sa présentation à la Semaine de la Critique à Cannes, vous avez déjà des projets de réalisation pour la suite ?

Oui, je termine actuellement un documentaire sur les pompes funèbres que j’ai commencé à tourner avant Sauvage et que j’avais interrompu. Là je le poursuis à la rentrée. Et j’ai commencé à écrire un deuxième film. Mais il vous faudra un peu de patience avant de le voir.

 

Propos recueillis à Paris le 25 juin 2018. Un grand merci à Camille Vidal-Naquet, Claire Viroulaud et Anne-Lise Kontz.

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