Sicario : Vous prendrez bien une bonne tranche de nihilisme ?

On débarque dans le film de Denis Villeneuve comme si l’on était en apnée ! On retient son souffle, et l’on se tient prêt pour regarder la violence dont l’Homme est capable droit dans les yeux, sans détourner le regard. Scène d’ouverture : une maison est prise d’assaut par le FBI, alors qu’un homme est assis sur une chaise devant la télé. Découverte macabre à l’intérieur : des dizaines de cadavres d’hommes et de femmes emmurés. Des victimes des cartels de la drogue sévissant à la zone frontalière entre les Etats-Unis et le Mexique. Ce genre de choses ne peut pas arriver dans l’enceinte du pays de l’Oncle Sam, et la guerre ne fait que commencer. Ce qu’entend nous montrer Denis Villeneuve, en mettant en scène le scénario de Taylor Sheridan, c’est que dans une guerre, quelle qu’elle soit, il n’y a pas de gentils ou de noblesse qui tienne. Il n’y a que des hommes transformés en loups, seul moyen de traquer les loups à armes égales. C’est ce que va découvrir l’agent Kate Macer, jeune recrue du FBI enrôlée pour aider un groupe d’élite dont elle va vite se rendre compte qu’il agit en dehors de toute loi afin d’arriver à ses fins. Ses idéaux sur une justice qu’elle voudrait encore croire infaillible vont vite voler en éclats face à la cruauté et à l’absence de morale du monde dans lequel elle va débarquer.

La grande force du film est de nous plonger d’emblée dans son univers où l’ambiguïté morale règne en maître absolu, et de nous faire découvrir les enjeux du récit à travers le regard de l’agent campée avec force par Emily Blunt. Elle ne comprend pas dans quoi elle s’est embarquée ? Le spectateur sera tout aussi paumé qu’elle, et ce pendant une grande partie du film, choix pour le moins audacieux  dans le cadre d’un thriller américain contemporain. A aucun moment le spectateur n’est pris par la main de façon rassurante, et le sentiment d’insécurité se révèle donc palpable à chaque instant. Nulle trace de la moindre complaisance de la part de Villeneuve, ce dernier filmant une violence d’une grande sècheresse, frontalement, mais sans en rajouter. Cette dernière surgit de manière soudaine, sans jamais paraître excessive, et il n’est à aucun moment question de nous en faire jouir, car le scénario n’oublie jamais toutes les victimes réelles de celle-ci. On n’est donc pas dans un spectacle Hollywoodien, le ton étant résolument anti-spectaculaire et dépouillé, tout juste secoué de fulgurances frappant à chaque fois tel un uppercut nous collant à notre siège.

La mise en scène supérieurement talentueuse de Denis Villeneuve fait une fois de plus des merveilles. Pas de grands mouvements de caméra ou de frime tape-à l’œil, mais une intuition de cinéma le poussant à faire systématiquement les bons choix de cadrages, savamment composés, ou de travellings toujours élégants. Il faut dire que bien aidé par son fidèle directeur de la photographie depuis Prisoners, Roger Deakins, il peut se permettre toutes les audaces formelles, ce dernier n’ayant à peu près aucune limite concernant la peinture de véritables tableaux cinématographiques, dépeignant ici ce que l’on pourrait qualifier de véritable enfer sur Terre. Le chaos absolu en quelque sorte, mais un chaos jamais dans le sensationnalisme, plutôt du genre qui ne dit pas son nom, mais qui couve, insidieux et délétère, laissant le monde entre les mains de véritables monstres à visage humain, plongeant ce dernier dans une déliquescence absolue à laquelle aucune solution claire ne semble pouvoir donner fin.

Alejandro, interprété par l’hallucinant Benicio Del Toro, est une sorte d’ange exterminateur, là uniquement pour accomplir une vengeance dont on ne comprend pas immédiatement les enjeux, même si l’on se doute qu’elle sera impitoyable. Lorsque le récit lâche enfin le point de vue du personnage de Emily Blunt pour épouser celui de Del Toro, le ton se fait véritablement asphyxiant et la vengeance, totalement démesurée, qui se déroule sous nos yeux, nous fait comprendre véritablement à quel point ce dernier a depuis longtemps franchi le point de non-retour, agissant selon les mêmes méthodes que ceux qu’il traque, et acceptant de sacrifier toute l’Humanité qu’il pouvait lui rester avec comme seul objectif, totalement vain, de nettoyer la terre des monstres qui la peuplent. L’homme qu’il recherche particulièrement, et qu’il trouve lors d’un face à face terrassant de noirceur abyssale, est un cancer comme il le dit à Emily Blunt, lorsque celle-ci lui fait part de sa désapprobation concernant les méthodes employées par ce dernier. Le tuer reviendrait à trouver un remède au cancer selon lui, et lorsque l’on comprendra par la bouche du personnage de Josh Brolin quel traumatisme a subi Alejandro, on comprendra que ce dernier ne puisse plus revenir en arrière et ait choisi une radicalité dans les actes qui atteint l’abject dans cette quasi ultime scène évoquée plus haut.

Le plus dérangeant est que l’on est forcé d’éprouver son point de vue, et même si l’on n’approuve à aucun moment ses excès, on doit prendre sur nous pour tenter, si ce n’est de le défendre, du moins de le comprendre. Nul ne ressort indemne de cette croisade, et notre chère Kate  le comprendra bien malgré elle lors d’une ultime scène où elle devra faire un choix moral qui risque de la suivre jusqu’à la fin de sa vie. Il n’y a pas de place pour les âmes innocentes dans ce monde pourri, et le nihilisme glaçant de la dernière image, semble nous dire que toute cette violence ne fera qu’engendrer encore plus de haine chez la génération future, qui ne sont encore que des enfants innocents s’amusant en jouant au foot, mais dont le scénariste désillusionné semble se demander s’il y a une possibilité d’avenir sain pour eux. Un final particulièrement amer donc, qui n’invite pas à sauter de joie dans son salon, mais qui a le mérite de démontrer tout le jusqu’au-boutisme dont auront pu faire preuve les instigateurs de cette œuvre majeure et d’une rigueur exemplaire lors de sa conception. La suite qui arrive ne pourra être que fatalement encore plus axée sur la violence et les actions de ses anti-héros, débarrassée qu’elle sera du personnage féminin qui faisait ici office de contre point moral aux agissements des personnages l’entourant. La guerre ne fait bel et bien que commencer, et l’on attend donc avec une forte impatience de voir ce que nous auront concoctés le génial réalisateur italien Stefano Sollima (auteur en 2015 du somptueux « Suburra ») ainsi que le scénariste Taylor Sheridan !

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