Alice dans les villes : Voyage contemplatif et passif

Théoriquement, ce n’est pas le premier film de Wim Wenders. Mais le cinéaste le considère ainsi. Tout comme Stanley Kubrick reniait Fear and Desire. Dans la filmographie de Wenders, Alice dans les villes est le premier d’une série sur le thème du voyage. Des États-Unis aux Pays-Bas pour retourner en Allemagne, ce voyage est vendu comme un road trip. Sauf qu’il ne faudrait pas oublier la traduction : « road » signifie « route ». Or, le peu de temps passé en voiture n’en fait pas un road trip. Surtout que le voyage se fait en avion et en train. Passé cette mise au point, il est nécessaire de se concentrer sur l’évolution de ce voyage. Il est possible de décomposer le film en trois parties, qui (re)dessinent le chemin du protagoniste. Son chemin se voit retracé par l’arrivée d’Alice, jeune fille que sa mère lui a confié. Alors qu’ils n’ont aucune nouvelle de la mère, le voyage se transforme en une sorte de relation père/fille, aux airs d’initiation de la vie d’adulte pour la jeune Alice. Alors que le film ne raconte pas grand chose sur son protagoniste journaliste, le voyage initiatique devient de moins en moins intéressant à force que la relation père/fille est de plus en plus prévisible (malgré une très belle scène dans les toilettes d’un aéroport).

Le voyage est également de moins en moins intéressant au fur et à mesure que le sur-place imposé s’accumule. Wim Wenders filme son voyage comme une contemplation, il n’hésite alors pas à s’arrêter dans les espaces et à suspendre le temps. Sauf que les scènes et les plans s’étirent de plus en plus ; on en cherche encore la raison, puisque le protagoniste ne change pas d’un poil : il a des situations dont il ne tire rien. Pourtant, il s’agit d’une contemplation qui capte admirablement les espaces / paysages (ces travellings sont très poétiques) et qui se concentre sur des petits détails paraissant insignifiants. Sauf que Alice dans les villes n’est pas une contemplation où les personnages s’emparent (physiquement ou mentalement) des espaces. C’est une contemplation hypnotique, d’une grande lenteur, qui prend le temps de montrer régulièrement les mêmes attitudes.

Toutefois, la contemplation a une bonne intention, celle de filmer le réel. J’espère que Iris Murdoch a vu ce film, elle en serait ravie. Parce que Alice dans les villes regroupe toutes ses idées en terme artistique. Dans «L’attention romanesque», Iris Murdoch écrit que «Nous ne sommes pas les maîtres souverains de tout ce que nous embrassons du regard, mais des créatures plongées dans les ténèbres de l’ignorance. Habitant une réalité que nous sommes constamment tentés de déformer par caprice, nous avons besoin d’un sens renouvelé de la complexité de la vie morale. Et de davantage d’outils à l’aide desquels peindre la substance de notre être.». Ainsi, Wim Wenders réussit à filmer des personnages dans des comportements ordinaires, dans un voyage à travers le réel qui les entoure. Le cadre et la temporalité leur permet de « vivre l’instant », et donc de se soumettre à leur environnement. Ils l’embrassent mais ne peuvent s’en emparer (d’où la fonction journalistique et le geste photographique, qui ne peut – comme le cinéma – être les témoins parfaits du réel). Un environnement légèrement transformé, par l’arrivée d’Alice dans la vie de Phil.

Alice in the Cities. Wim Wenders 1973/74

Le plus grand soucis est cette fameuse « ignorance » et ces « ténèbres » dont parle Iris Murdoch. Avec une narration remplie d’ellipses à la chronologie constamment différente, il y a un faux rythme insufflé à la mise en scène. Les attitudes des personnages, et leur caractères mêmes, font de l’ignorance et de l’angoisse du quotidien une errance. Les personnages sont tout aussi passifs que la contemplation. Un comble. Autant le protagoniste journaliste Phil ne tire absolument rien de tout le réel qu’il rencontre, autant le personnage n’a absolument rien à tirer non plus de cette contemplation. La passivité est rejetée au regard du spectateur, qui ne peut qu’être un témoin éloigné du voyage. Mis à part quelques petites dénonciations ici et là, Wim Wenders se concentre essentiellement sur la substance vide des instants du réel, sans aucune nuance.

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