Pentagon Papers : Au nom de la vérité.

Cinéaste terriblement prolifique, Steven Spielberg est au cœur du premier trimestre de l’année 2018 avec les sorties, à deux mois d’intervalles, de Pentagon Papers et Ready Player One. Si l’on ne sait pas encore ce que donnera Ready Player One, on peut d’ores et déjà affirmer que Pentagon Papers achève (pour ceux qui en doutaient encore) de consacrer le cinéaste comme l’un des grands conteurs de notre époque, capable de s’adapter à ses sujets pour en tirer le meilleur.

À première vue, Pentagon Papers est tout ce qu’il y a de plus classique. Décidé à explorer l’histoire américaine depuis de nombreuses années, Spielberg s’intéresse ici aux révélations faites au début des années 70 par le New York Times et le Washington Post à propos de la guerre du Vietnam. Mettant les mains sur un immense dossier d’étude mené par le Pentagone, des journalistes découvrent que depuis la présidence de Truman, le gouvernement américain ment à propos de la guerre du Vietnam et que le président Johnson a continué à y envoyer des troupes pendant des années quand bien même il savait qu’ils ne gagneraient jamais cette guerre. Une guerre qui s’est enlisée à cause de la fierté d’un gouvernement qui refusait l’humiliation d’une défaite au prix de milliers de vies humaines… Se retrouvant avec cette bombe entre les mains, le New York Times commence à publier l’article mais le gouvernement Nixon ne tarde pas à réagir et poursuit le Times en justice. Quand Ben Bagdikian, journaliste au Washington Post, met à son tour la main sur le document, une question cruciale se pose : faut-il publier toutes ces informations confidentielles et risquer la prison, voire la banqueroute pour le journal ?

Dans ce dilemme, deux figures émergent. Kay Graham, propriétaire du Post depuis la mort de son mari (qui avait obtenu la direction du journal du père de Kay) et Ben Bradlee, le rédacteur en chef du journal. Si Bradlee, prônant la liberté de la presse avec une certaine gouaille, est prêt à tout pour publier les documents, Kay est celle qui a le plus à perdre. Seule femme au milieu d’un monde d’hommes, elle fraye avec les politiques depuis des années lors de soirées mondaines et vient de faire rentrer le Post en Bourse. Elle risque gros et si tout le monde autour d’elle est là pour la conseiller (tenter de la dissuader de publier ou au contraire tâcher de la convaincre), c’est à elle que revient la décision finale.

De ce sujet très classique qui n’est évidemment pas sans rappeler l’incontournable Les Hommes du Président (à qui le film renvoie directement dans son plan de fin), Steven Spielberg tire un film diablement efficace, minutieusement construit, réalisé et monté. Co-écrit par Josh Singer, déjà derrière le scénario du solide Spotlight, Pentagon Papers retrace le parcours des journalistes, leur dilemme et les conséquences que la publication de ces documents pourrait avoir. L’occasion pour Spielberg de rappeler en 2018 l’importance de certains idéaux : celui de la liberté de la presse bien sûr et celui de la vérité. Mais c’est aussi un film sur la difficulté d’une femme à se faire une place dans un monde farouchement patriarcal. Un monde où les femmes sont envoyées au salon parler chiffons quand les hommes parlent politique, un monde où un homme lègue son journal au mari de sa fille plutôt qu’à sa fille elle-même, un monde où les femmes sont tellement rabaissées et brimées qu’elles finissent par ne plus avoir confiance en elles. Un monde pas si différent de celui d’aujourd’hui, il faut bien le dire. La force du film se trouve d’ailleurs dans le personnage de Meryl Streep, tiraillé entre ses amitiés mondaines et son sens des responsabilités écrasé par les opinions des hommes. Dans le rôle de Kay, femme peu sûre d’elle finissant par s’affirmer, Streep est d’ailleurs incroyable. Si son tandem avec Tom Hanks (qui n’est jamais aussi bon que lorsqu’il est un brin gouailleur) fonctionne merveilleusement, c’est bien elle qui tire le film vers le haut. Elle qu’on a vu cabotiner avec brio ces dernières années, se retrouve avec un rôle fragilisé mais forcément passionnant à voir évoluer.

Pour compléter la distribution, Spielberg a fait appel à un casting de dingue venant essentiellement du petit écran (Bob Odenkirk, Alison Brie, Sarah Paulson, Bradley Whitford, Carrie Coon, Jesse Plemons, Deirdre Lovejoy) quitte à ne leur donner qu’une ou deux scènes à jouer au sein d’un scénario particulièrement bien huilé et rempli de tension, quand bien même on en connaît l’issue d’avance. Lorgnant du côté de Frank Capra pour l’importance donnée à un certain idéal américain (le journalisme se doit d’être du côté des gouvernés, non des gouvernants) mais aussi d’Alfred Hitchcock lors de certains plans pétris de tension, Steven Spielberg redonne au film journalistique toutes ses lettres de noblesse en y apportant des valeurs essentielles qui sont toujours bonnes à rappeler. Conteur hors-pair, le cinéaste sait exactement ce qu’il fait et où il va, arrivant à nous plonger dans le film en dépit de quelques légers détails gênants (le petit moment pétri de bons sentiments à la fin, l’ouverture au Vietnam avec la musique de Creedence Clearwater Revival, un peu facile) que l’on citera ici histoire de chipoter. Car c’est bel et bien un grand film que Spielberg vient de nous livrer, mêlant divertissement haletant et message d’utilité publique qui ne manquera pas de faire réfléchir les plus dégourdis d’entre nous sur la société actuelle.